«Complotisme et créationnisme sont liés par une même erreur de raisonnement»

Le 11 septembre a été orchestré par les services secrets américains; Dieu a créé le monde en 6 jours. A l’origine de telles croyances complotistes et créationnistes, on retrouve le même type d’erreur de raisonnement, affirme une récente étude à laquelle a participé le département de psychologie de l’Université de Fribourg.

Les Fake News, les théories du complot et les thèses les plus fantaisistes fleurissent sur internet. Cette désinformation à grande échelle a amené des chercheurs en psychologie des Universités de Fribourg, de Rennes et de Paris-Saint-Denis à tenter d’identifier les mécanismes mentaux à la base de ces phénomènes. Pascal Wagner-Egger, enseignant-chercheur en psychologie sociale et en statistique de l’Université de Fribourg, a été le premier auteur de l’article Le créationnisme et le complotisme partagent un biais téléologique commun, publié en août 2018 dans la revue scientifique Current Biology. Il expose les principes de sa théorie.

Comment définissez-vous ces deux termes?
Nous avons établi que le créationnisme était l’idée selon laquelle le monde a été créé par un être surnaturel. Nous avons demandé à un panel de personnes représentatives de la société si elles étaient d’accord avec des affirmations telles que: «Dieu a créé la terre il y a moins de 10’000 ans, ou «les êtres humains ont directement été créés par Dieu, essentiellement sous leur forme actuelle». Il y avait donc un créationnisme «hard», avec les phrases que je viens de mentionner, et un créationnisme plus «soft», du genre: «Les êtres humains ont évolué sur des millions d’années à partir de formes de vie antérieures, mais c’est Dieu qui a guidé ce processus». Nous avons finalement considéré comme créationnistes les personnes refusant la théorie de l’évolution de Darwin, communément admise par la communauté scientifique.

Et pour le complotisme?
Nous avons défini qu’il s’agissait d’une tendance à penser que les gouvernements cachent la vérité au peuple et que des événements historiques ont été provoqués par un petit groupe de personnes agissant en secret. Les questions portaient en particulier sur les thèses les plus répandues, telles que le 11 septembre ou l’assassinat de Kennedy. D’autres questions étaient plus génériques, telles que: «Pensez-vous que les agences gouvernementales surveillent étroitement les citoyens?»

Comment avez-vous relié ces deux théories?
Nous avons trouvé statistiquement des liens de corrélation. Plus les personnes interrogées étaient d’accord avec les thèses créationnistes, plus elles avaient tendance à souscrire aux affirmations complotistes. L’inverse a également été observé, les gens moins complotistes étaient aussi moins créationnistes. A partir de ce constat, nous avons observé un «biais cognitif» commun aux deux modes de pensées, au niveau de ce que l’on nomme la pensée «téléologique». Ce sont des réflexions du type: «Le soleil produit de la lumière de sorte à ce que les plantes puissent faire de la photosynthèse» ou «Les abeilles butinent les fleurs dans le but d’aider à la pollinisation». Les partisans du créationnisme considèrent qu’il existe une volonté sous-jacente aux phénomènes naturels. Les complotistes, au lieu du hasard ou de la fatalité, voient un «but» dans les événements. Par exemple pour la mort de Diana, ils ne vont pas penser spontanément que l’accident était dû à l’état d’ébriété du chauffeur, mais qu’il a été organisé par une force secrète.

«Nous avons tous naturellement tendance à ‘gober’ toute information qui nous parvient»

Comment cela se décline-t-il?
Les personnes qui ont ce biais tendent à interpréter la réalité et les faits à travers le prisme d’une idée a priori. C’est une orientation naturelle de notre cerveau à traiter rapidement l’information. Il s’agit sans doute d’un mécanisme d’adaptation, façonné par l’évolution. Il a permis à l’être humain de prendre des décisions rapides dans des situations de survie. C’est ce que nous appelons dans le jargon de la psychologie le système 1, qui est une forme de pensée «intuitive». Les êtres humains utilisent plus difficilement le système 2, le mode de pensée «analytique», qui est plus coûteux en énergie.

Concrètement, comment va se comporter un «complotiste»?
Typiquement, ces personnes ne prendront en compte que les informations qui vont dans le sens de leur théorie et auront tendance à ignorer celles qui la contredisent. Ils refuseront d’une certaine manière de mener leur réflexion jusqu’au bout. J’ai discuté avec des personnes persuadées que les attentats du World Trade Center ont été commandités par le gouvernement américain. Ils me présentaient beaucoup d’éléments effectivement intrigants, mais n’avaient jamais recherché des informations permettant de les expliquer, alors que ces dernières existent. Pour le 11 septembre, il suffit de dire que l’organisation d’une telle opération aurait dû mettre «dans le coup» un très grand nombre de personnes au sein de l’administration. Ce simple fait rend cette théorie hautement improbable, mais les personnes qui utilisent ce biais cognitif ne le prennent pas en compte.

Nous avons tous naturellement tendance à «gober» toute information qui nous parvient. Nous dépassons ce biais cognitif lorsque nous essayons de chercher la vérité qui est derrière cela, de manière analytique.

Peut-on parler de pensée «naïve»?
Certainement. La pensée téléologique se retrouve d’ailleurs beaucoup chez les enfants, chez qui le système 2 est encore peu développé.

Mais de grands philosophes tels qu’Aristote, Platon ou Leibniz ont utilisé ce type de pensée…
Oui, mais la méthode scientifique veut que l’on évite ce genre de raisonnement. Nous ne disons pas qu’il ne faut pas penser de la sorte mais que cela peut mener à des erreurs théoriques.

«Rendre les gens attentifs aux biais cognitifs permet certainement de les rendre moins vulnérables aux manipulations»

Est-ce à dire que toutes les personnes qui pensent que Dieu a créé le monde sont naïves?
Ces questions n’entraient pas dans le cadre de nos recherches. Nous avons seulement mis en avant que, chez les personnes orientées vers le complotisme et le créationnisme, le mode de pensée téléologique était plus fréquent que dans le reste de la population. De nombreuses personnes croyantes fonctionnent certainement selon un mode de pensée analytique. Il est évident que beaucoup de personnes non croyantes réfléchissent également de manière téléologique.

Ces «biais cognitifs» n’ont-ils pas quelques avantages? Des «complotistes» n’ont-ils pas permis de révéler de vrais complots, tels que le Watergate ou les armes de destructions massives en Irak?
Dans certains cas, nos intuitions nous conduisent effectivement à des bonnes décisions. Et pour les cas que vous citez, c’est bien une pensée analytique, ou une enquête «impartiale» qui a permis de trouver la vérité . Mais, en règle général, les types de biais cognitifs à l’œuvre dans le créationnisme et le complotisme amènent à des erreurs de jugement. Ils se retrouvent en particulier également dans les pensées stéréotypiques souvent négatives, telles que la xénophobie ou le racisme.

Votre étude peut donc aider à la réflexion sur les généralisations, les désinformations, les préjugés présents dans la société?
Oui, nous pensons que cela peut-être très utile. Nous essayons de présenter nos recherches notamment dans les écoles, afin que les jeunes puissent développer une pensée plus critique. Comme ils sont une grande partie de la journée sur internet, ils sont exposés à beaucoup de désinformation. Rendre les gens attentifs aux biais cognitifs permet certainement de les rendre moins vulnérables aux manipulations et aux généralisations. (cath.ch/rz)

 

 

 

 

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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