Plaine de Ninive: difficile retour des chrétiens

«Il y a ceux qui regrettent le temps de Saddam Hussein… Il y avait la sécurité. Regardez l’état des infrastructures… Qu’a fait le gouvernement depuis la soi-disant libération de l’Irak par les Américains ?» Le Père Paulus Sati va nous servir de guide pour visiter les villages chrétiens de la Plaine de Ninive, au nord de l’Irak, dévastés par les djihadistes de Daech, qui en ont été chassés en octobre 2016. Il est amer.

Nous partons d’Ankawa, la banlieue chrétienne d’Erbil, au Kurdistan, pour rejoindre la Plaine de Ninive, aux portes de Mossoul,  la grande métropole musulmane sunnite à 400 km au nord de Bagdad.

La plaine légèrement ondulée, aux terres brunes-ocres brûlées par le soleil, traversée par le ruban noir d’une route dégradée, est ponctuée de check-points gardés par les peshmergas kurdes. Nous passons devant des baraquements bien alignés – «un camp de réfugiés syriens», précise le prêtre chaldéen – avant de passer la «frontière» du Kurdistan.

Sur la route, les photos des ‘martyrs’

«Un nouveau check-point, cachez vos caméras, on entre en territoire irakien…», lance Paulus Sati, venu tout exprès d’Anvers, en Belgique, où il exerce ses activités pastorales.  Flottant au vent aux côtés du drapeau irakien, nous remarquons celui des Unités de mobilisation populaire Hachd al-Chaabi, arborant le portait de l’imam Hussein. «Ce sont les milices chiites qui ont chassé les terroristes de Daech, l’Etat islamique, qui s’était emparé de Mossoul le 10 juin 2014 et des villages chrétiens de la Plaine de Ninive dans la nuit du 6 au 7 août suivant», explique le prêtre irakien.

Les Hachd al-Chaabi avaient répondu à l’appel lancé par l’ayatollah Ali al-Sistani pour libérer l’Irak de l’emprise de Daech. Ce religieux d’origine iranienne, qui vit dans la ville irakienne de Nadjaf, lieu saint de l’islam chiite, exerce une grande influence sur sa communauté de foi. «Sans eux, Daech serait toujours là!» Sur la route, une succession de panneaux avec les portraits des «martyrs» tombés dans le combat contre les «takfiristes» de Daech.

Après une heure de route, nous voilà arrivés à Qaramles, un village chaldéen de la Plaine de Ninive, où nous accueille le Père Thabet Habib Youssef. Ancien responsable du camp Ashti, à Ankawa, qui abritait une partie des réfugiés chrétiens ayant fui l’avance de Daech, le Père Thabet nous conduit dans le bureau local de reconstruction. Il montre une carte aérienne du village, où sont reportées en différentes couleurs les maisons qui ont été endommagées (plus de 300), brûlées (241) ou totalement détruites (90) par Daech.

Le Père Georges Jahola chez la famille de Falah Jebo et de son épouse Eva, avec leurs trois enfants, dans leur maison restaurée avec l’aide d’AED Le Père Georges Jahola chez la famille de Falah Jebo et de son épouse Eva, avec leurs trois enfants, dans leur maison restaurée avec l’aide d’AED | © Jacques Berset

La population est encore majoritairement chrétienne, mais cohabite avec près d’une centaine de familles shabaks, des musulmans chiites membres de familles de soldats tombés sur les champs de bataille contre l’Iran, installés là dans les années 1980 par Saddam Hussein. Tous avaient fui le village devant l’avancée de Daech. Les défenseurs, des peshmergas kurdes, se sont repliés le 6 août 2014, et en l’espace de quelques heures, le village a été vidé de ses habitants.

Enlevées et vendues par Daech

Quelques-uns sont restés une dizaine de jours sous le joug de Daech, qui a tenté de les convertir à l’islam, avant de les expulser en les dépouillant de tout. Une quarantaine de personnes sont encore aujourd’hui portées disparus. Des femmes ont été enlevées, vendues par Daech et envoyées en Syrie. L’Eglise a pu ensuite en racheter un certain nombre à leurs ravisseurs. Une fille de trois ans, vendue par Daech, a été ramenée par une famille musulmane après la défaite des djihadistes, en octobre 2016.

«On a en premier lieu restauré le sanctuaire de Mart Barbara (Sainte Barbe), la première église chrétienne d’Irak, bâtie sur un site religieux assyrien. Il a été occupé par Daech, qui a détruit les statues et martelé les croix sur les murs. Pour surveiller l’entrée du bourg, les djihadistes, depuis le sanctuaire, avaient creusé un tunnel dans la colline, endommageant ce site archéologique. Ils  avaient complètement rempli l’église avec la terre et le sable qu’ils avaient excavés. Ils voulaient ainsi éviter que leur repaire ne soit découvert lors d’observations aériennes…», commente le Père Thabet. Ils avaient encore écrit en noir sur les murs: «Il n’y a plus de sainte Barbe ici. Propriété de l’Etat islamique».

Les shabaks, une menace démographique

Deux semaines après la libération du village, les jeunes ont commencé à vider le sanctuaire de la terre accumulée à l’intérieur. «Reconstruire l’église est important, cela rassure les gens, car ils savent qu’ils ont là un lieu où se réfugier et trouver de l’aide. Cela les encourage à revenir», relève le curé chaldéen. Si le Père Thabet plaide pour le retour des déplacés, il relève toutefois que les shabaks, appuyés par l’Iran, cherchent à s’étendre.

«Le village voisin de Bartella est déjà en majorité chiite… 19 villages shabaks sont érigés autour de Bartella. Les familles des soldats et des miliciens, demandent des terres pour leurs ‘martyrs’. Il y a un risque de changement démographique, car ils ont le double d’enfants que les familles chrétiennes, qui souhaitent que leurs enfants aient une bonne éducation et puissent étudier…»

«Les jeunes n’ont plus la mentalité du sacrifice»

L’émigration est une autre source d’inquiétude: à Qaramles, il ne reste plus que 332 familles chrétiennes, tandis que 240 autres sont installées à l’extérieur: Ankawa, Bagdad… «Un jeune qui habite dans une grande ville s’est habitué à une autre vie, il ne va pas revenir s’installer dans un village, sans grandes possibilités de divertissements». 30% de la population du village a déjà émigré ces dernières années. «Les jeunes veulent partir, ils n’ont plus la mentalité du sacrifice. Durant les dernières décennies, déjà 300 familles se sont installées dans le Michigan, aux Etats-Unis».

Le curé chaldéen, qui a obtenu un master en patrologie à Rome, aurait pu continuer ses études dans la capitale italienne, mais il a préféré rentrer pour répondre aux défis de sa communauté: «Vivre avec les gens qui souffrent est mieux qu’obtenir un doctorat!» Il ne veut en aucun cas quitter ces lieux, qui furent, selon la tradition, évangélisés par saint Thomas, par Mar Mari, premier missionnaire chrétien qui prêcha à Séleucie-Ctésiphon, près de l’actuelle Bagdad, et Mar Addaï – Thaddée d’Edesse -, un disciple de Jésus qui a parcouru la Mésopotamie.

Même plus un souvenir de famille: tout a disparu

Le Père Thabet nous emmène au Centre St-Joseph, un ancien monastère qui servait d’école de catéchisme. C’était avant l’arrivée des djihadistes. Sur les murs, des croix mutilées par Daech, et des insultes contre les chrétiens, les juifs et les chiites. Et depuis ce bâtiment, qui abritait les automitrailleuses des djihadistes, courait un souterrain qui reliait les maisons de proche en proche.

Nous partons pour la bourgade syro-catholique de Qaraqosh – appelée aussi Bakhida – à quelques kilomètres de Qaramles. La ville comptait quelque 55’000 habitants avant l’arrivée des djihadistes. «Lorsque la sécurité nous a avertis de l’arrivée imminente de Daech, dans la nuit du 6 août 2014, les gens sont partis précipitamment, dans la panique, sans rien prendre, avec les seuls habits qu’ils avaient sur le dos. Tout a disparu. Daech a tout détruit, pour que les habitants ne reviennent plus! Il ne leur reste même plus une photo de leurs parents, un certificat de mariage ou de baptême, les papiers de l’état civil, les souvenirs de famille…»

Tout a été brûlé, les maisons ont été pillées, il ne reste plus que des murs noircis. Près de la moitié de la population est de retour, mais nombreux sont ceux qui sont réfugiés en Jordanie, au Liban.

Le gouvernement de Bagdad aux abonnés absents

«La ville de Qaraqosh avait été transformée en base pour les djihadistes, qui avaient percé les murs pour passer d’une maison à l’autre. Ici, plus de 4’700 maisons ont été ont endommagées, plus de 2’000 autres brûlées par Daech, et 116 complètement détruites», détaille le Père George Jahola. A la tête de la section locale du Comité pour la Reconstruction de Ninive (CRN), le prêtre syro-catholique rappelle que pour l’ensemble de la Plaine de Ninive, ce ne sont pas moins de 13’555 maisons privées qui ont été endommagées voire partiellement ou complètement détruites.

En ce moment, 2’600 maisons ont déjà été reconstruites à Qaraqosh, grâce notamment au soutien financier d’Aide à l’Eglise en Détresse (AED/ACN). Le gouvernement de Bagdad n’a rien donné pour la reconstruction des villages chrétiens: ce sont des ONG qui interviennent, comme AED, l’Œuvre d’Orient et Fraternité en Irak, à Paris, l’organisation évangélique américaine Samaritan’s Purse, ou le diocèse syro-catholique de Mossoul.

Ceux qui sont partis ne vont pas revenir

La famille Jebo nous reçoit dans sa maison récemment restaurée à l’aide d’un subside d’AED. Falah Jebo, 43 ans, son épouse Eva, 30 ans, et leurs trois jeunes enfants, sont rentrés d’Ankawa, où ils avaient trouvé refuge. «Nous avons reçu beaucoup de soutien de la part de l’Eglise, cela nous a donné de l’espoir et la force de revenir à Qaraqosh. On a retrouvé notre maison, on préfère vivre ici qu’à Ankawa, c’est chez nous! Mais on a perdu des amis, qui sont restés à Ankawa, certains sont en Jordanie, d’autres déjà en Australie… Ils ne vont pas revenir».

Dans sa maison incendiée, dont il ne reste plus que les murs de brique noircies, Yaqdhan Shema, employé du Département des affaires religieuses de Qaraqosh, nous déclare qu’il ne lui reste plus aucun souvenir de sa famille: tout a brûlé. Agé de 48 ans, ce père de quatre enfants, qui vit provisoirement dans une maison réhabilitée par le CRN, a renouvelé son passeport. «Si je ne reçois aucune aide pour la reconstruction de ma maison, je pars. Il n’y a pas beaucoup de travail pour les jeunes, même si beaucoup sont occupés actuellement par la restauration des maisons. Après, on ne sait pas, cela pousse à l’émigration !»

Manque de travail et de sécurité

Natif du lieu, Mgr Yohanna Petros Mouché, archevêque syro-catholique de Mossoul-Qaraqosh nous reçoit dans sa résidence gardée par des miliciens de l’Unité de protection de la Plaine de Ninive (NPU) armés de fusil d’assaut kalachnikovs. Son diocèse comptait quelque 12’000 familles – 50’000 fidèles aujourd’hui dispersés un peu partout, du Kurdistan à la Turquie, de la Jordanie à l’Europe et au-delà. «J’espère qu’une partie reviendra. 25 familles sont déjà rentrées de France; il y a aussi des familles au Liban et en Jordanie qui souhaitent revenir. Mais d’autres, ici, veulent partir, parce qu’ils ressentent de l’insécurité, le pays n’est pas stable et ils veulent du travail, surtout les jeunes».

L’archevêque précise que deux grandes églises syro-catholiques ont été brûlées à Qaraqosh, comme la basilique al-Tahira, l’Immaculée Conception, la plus grande église syro-catholique de tout le Moyen-Orient, aux imposants piliers en marbre de Mossoul. Avant d’être chassés de la ville, en octobre 2016, les djihadistes de Daech ont eu le temps d’incendier l’édifice, en accumulant dans le centre de l’église les bancs, les livres liturgiques et les documents administratifs, tout ce qui pouvait brûler. L’incendie a été d’une telle intensité qu’il a fait éclater le marbre. Les djihadistes l’utilisaient auparavant comme dispensaire, étant sûrs que l’aviation irakienne ou alliée n’allait pas la bombarder.

Générosité musulmane: 50’000 dollars pour restaurer une église

Au bout de la cour, sous les arcades, l’ancienne église: le mur est troué par les balles. «Ce n’est pas le résultat d’un combat, précise le Père Jahola. Pendant l’occupation de la ville, les djihadistes y avaient installé leur école de tir!»

«La reconstruction de l’église a déjà commencé, mais on veut laisser une partie en l’état, comme un avertissement, un témoignage de ce qui s’est passé ici!», assure le prêtre syriaque. Qui précise qu’un imam de Qaraqosh a pris contact avec le comité local de reconstruction, car un musulman de Bagdad mettait à disposition un montant de 50’000 dollars pour réparer une église. C’est l’église Mar Youhana (Saint Jean-Baptiste), qui abritait la deuxième plus grande paroisse de Qaraqosh (plus de 1’200 familles y venaient à la messe chaque dimanche), qui a été choisie. Un signe positif dans un climat toujours marqué par l’insécurité et la méfiance réciproque, les chrétiens ne pouvant oublier que leurs voisins musulmans sunnites ont, au début du moins, accueilli avec enthousiasme l’arrivée de Daech dans la région. (cath.ch/be)

(*) L’œuvre d’entraide catholique a déjà investi quelque 40 millions d’euros pour soutenir 95’000 réfugiés de la Plaine de Ninive depuis 2011, dont près de 9,3 millions d’euros en 2017. La section suisse d’AED à Lucerne a invité fin septembre 2018 une délégation de journalistes suisses pour visiter les projets de reconstruction de la Plaine de Ninive.

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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