Ukraine: l'Eglise orthodoxe, jouet de la politique entre Kiev et Moscou

«L’Ukraine n’a jamais été et ne sera jamais le territoire canonique de l’Eglise orthodoxe russe», a une nouvelle fois répété le président Petro Porochenko. Le chef de l’Etat ukrainien assistait, le dimanche 14 octobre 2018, sur la Place Sophiyskaya de Kiev, à une prière d’action de grâce organisée par Philarète Denisenko.

Philarète est le chef de l’Eglise orthodoxe autoproclamée du «Patriarcat de Kiev», une entité non reconnue comme canonique par les autres Eglises orthodoxes et enjeu des tensions entre Kiev et Moscou, sur fond de revendications nationalistes.

Le président Vladimir Poutine et les membres permanents du Conseil de sécurité russe se sont réunis le 12 octobre en urgence à Moscou pour analyser les décisions prises la veille par le Patriarcat œcuménique de Constantinople et sur les conséquences qu’elles pourraient avoir sur la position de l’Eglise orthodoxe ukrainienne dépendant du Patriarcat de Moscou. L’autocéphalie – la rupture des liens avec le Patriarcat de Moscou – de l’Eglise orthodoxe en Ukraine a été accordée par le Patriarcat œcuménique de Constantinople le 11 octobre 2018, au grand dam de Moscou.

Le patriarche Bartholomée sollicité

«C’est l’événement le plus important [arrivé en Ukraine], semblable à l’aspiration ukrainienne à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN, peut-on lire sur le site officiel du président Petro Porochenko.

Porochenko y exprime sa «gratitude particulière» à la Verkhovna Rada d’Ukraine, le parlement de Kiev, qui a appuyé son appel au Patriarche œcuménique demandant la création d’une Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne. «C’est une grande victoire du peuple ukrainien, qui aime Dieu, sur les démons de Moscou, la victoire du Bien sur le Mal, la victoire de la Lumière sur les Ténèbres».

Une Eglise nationale ukrainienne

Le président ukrainien, qui plaide depuis des années pour l’établissement d’une Eglise nationale ayant coupé tout lien hiérarchique avec le Patriarcat de Moscou, fait écho aux affirmations de Bartholomée, patriarche œcuménique de Constantinople.

Le Patriarcat œcuménique affirme, depuis quelques temps, que l’Ukraine est toujours restée un territoire canonique de l’Eglise de Constantinople malgré le transfert, en 1686, d’une partie du trône de Kiev dans les territoires sous autorité russe. Constantinople insiste désormais pour dire que la tutelle des patriarches de Moscou sur ces territoires était «temporaire».

Le synode du Patriarcat de Constantinople a annulé la semaine dernière l’acte juridique accordant en 1686 le droit au Patriarche de Moscou de nommer le métropolite de Kiev, au risque de provoquer un nouveau schisme au sein de l’orthodoxie.

Philarète s’accroche

Le 11 octobre dernier, Constantinople a en effet accordé l’autocéphalie – l’indépendance – au «Patriarcat de Kiev» du très controversé Philarète Denisenko, qui va fêter ses 90 ans en janvier prochain. Ce dernier, à l’époque soviétique, était l’exarque du Patriarcat de Moscou, avant de changer ses convictions à 180 degrés et de se ranger derrière les indépendantistes ukrainiens. Constantinople a levé l’anathème contre ce «patriarche» schismatique qui a été excommunié par l’Eglise orthodoxe russe. Il a encore réintégré dans l’Eglise orthodoxe l’archevêque Macaire Maletych, chef de l’Eglise orthodoxe autocéphale d’Ukraine (EOAU), une autre Eglise non canonique et également déclarée schismatique.

Si Philarète, désormais réintégré au sein de l’orthodoxie, affirme haut et fort qu’il a été, qu’il est et qu’il sera toujours le patriarche de l’Eglise orthodoxe de Kiev, Constantinople le considère seulement au titre «d’ancien métropolite de Kiev», selon Job de Telmessos (Getcha), représentant du Patriarcat orthodoxe de Constantinople au Conseil œcuménique des Eglises (COE), à Genève, cité par l’agence d’information russe Interfax.

Une question de «sécurité nationale»

«Le Patriarcat œcuménique a définitivement proscrit l’annexion de la métropole de Kiev par Moscou qui a eu lieu à la fin du XVIIe siècle. Elle a dit clairement et sans équivoque que l’Eglise orthodoxe russe n’a pas de titre canonique sur l’Eglise orthodoxe en Ukraine, (…) que notre Eglise orthodoxe n’est pas subordonnée à l’Eglise orthodoxe russe», a lancé le président Porochenko.

La volonté des nationalistes ukrainiens est clairement d’éliminer toute liaison culturelle et religieuse avec la Russie. Le président ukrainien parle même d’une question «d’indépendance», de «sécurité nationale», de «géopolitique mondiale».

«Les démons de Moscou»

«Et si ce n’est pas le cas, pourquoi diable la décision que le Patriarche œcuménique [Bartholomée de Constantinople] a prise avant-hier a-t-elle été discutée par le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie lors d’une réunion présidée par Poutine ?», peut-on lire sur le site du président Porochenko.

Suite à la décision du Saint-Synode du Patriarcat œcuménique du 11 octobre 2018 d’accorder l’autocéphalie à l’Eglise d’Ukraine, le diplomate américain Kurt Volker, ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’OTAN et actuel représentant de Washington en Ukraine a déclaré que son pays soutenait cette décision. Au même moment le président Porochenko parlait d’une «grande victoire sur les démons de Moscou».

«Poutine a perdu l’Ukraine»

Kurt Volker a relevé que la décision du patriarche œcuménique Bartholomée de soutenir l’autocéphalie de l’Eglise ukrainienne était «une décision religieuse». «Notre pays est fondé sur la liberté religieuse, aussi soutenons-nous l’aspiration de toutes les personnes de confesser leur religion comme ils le veulent, et d’avoir la liberté de le faire paisiblement… J’espère qu’il n’y aura pas de protestations ni d’actions violentes organisées consécutivement à cette décision. Je pense, dans le cas contraire, que ce serait une tragédie», peut-on lire sur le site orthodoxie.com. Le diplomate a ajouté que la séparation entre l’Eglise orthodoxe russe et l’Eglise d’Ukraine signifie que «Poutine a perdu l’Ukraine dans les cœurs et les esprits».

De son côté, le gouvernement ukrainien estime que la reconnaissance d’une Eglise ukrainienne unifiée va donner un fort soutien à l’indépendance ukrainienne, sans compter les gains politiques qu’escompte le président sortant, très bas dans les sondages d’opinion, qui se représente aux élections présidentielles de mars 2019.

Préparant sa riposte, le Saint Synode de l’Eglise orthodoxe russe a convoqué le 15 octobre 2018 à Minsk, en Biélorussie, une assemblée présidée par le patriarche Cyrille de Moscou. La réunion a pour but de formuler la réponse de Moscou aux actions du Patriarcat œcuménique de Constantinople en Ukraine. Le métropolite Onuphre de Kiev, responsable de l’Eglise orthodoxe canonique d’Ukraine participe, avec d’autres évêques, à cette réunion considérée comme cruciale pour l’avenir de cette Eglise en Ukraine. (cath.ch/be)

Jacques Berset

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