Tibhirine: des moines enrichis par la foi musulmane

Les moines de Tibhirine, en Algérie, assassinés en 1996, avaient établi une relation inédite avec la population musulmane locale. Une belle histoire d’enrichissement interreligieux, racontée par Marie-Dominique Minassian le 7 novembre 2018, au Café du Marché de Payerne, dans le cadre de la Semaine suisse des religions.

«Lorsqu’on parle des moines de Tibhirine, il y a toujours un esprit de famille qui nous rejoint», assure Marie-Dominique Minassian. La doyenne de l’Institut romand de formation aux ministères (IFM), à Fribourg, se réfère à l’ambiance familiale et conviviale qui règne au Café du Marché de Payerne. Une vingtaine de personnes sont réunies dans cette petite salle pour la conférence-repas organisée dans le cadre de la Semaine suisse des religions, du 3 au 11 novembre 2018.

Quand le «signe» remplace «l’épée»

Marie-Dominique Minassian se passionne depuis plus de deux décennies pour le destin extraordinaire de ces martyrs, qui seront béatifiés à Oran, en Algérie, le 8 décembre 2018. Elle a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, dont De la crèche à la croix (2014), qui scrute la ›théologie du Don’ développée par le Frère Christophe Lebreton, ainsi que Heureux ceux qui espèrent (2018), un recueil «d’autobiographies spirituelles» des moines. De nombreux extraits de ces écrits à 90% inédits émailleront la soirée.

La théologienne de Fribourg commence par raconter l’histoire du monastère de Tibhirine en insistant sur la particularité du charisme des religieux. Il s’agissait de la seconde installation de la spiritualité cistercienne en Algérie. La première avait eu lieu à Staoueli, près d’Alger, en 1843. La devise du monastère était alors «Ense cruce et aratro», ce qui signifie «par l’épée, la croix et la charrue». Une évangélisation à travers la force militaire et l’exploitation des ressources qui marquera la colonisation française dans de nombreux endroits du monde. La devise du monastère de Tibhirine, à 50 km au sud d’Alger, qui constitue la seconde implantation cistercienne en 1934, sera ainsi de nature bien différente. Par son «Signum in montibus» (un signe dans les montagnes), il ne s’agit plus d’évangéliser par la force, mais d’incarner le message du Christ en vivant au milieu de la population.

Le dispensaire comme point de contact

Tous les moines ayant vécu l’enlèvement par les combattants islamistes, en 1996, étaient arrivés à Notre-Dame de l’Atlas (la dénomination officielle du monastère) entre 1946 et 1989. La plupart avaient déjà eu une expérience avec l’Algérie, y ayant notamment effectué leur service militaire. Certains, tels Frère Luc ou Frère Christian, étaient déjà fascinés de longue date par la culture et la religion musulmane. Deux personnalités qui ont fortement marqué le monastère.

«Il arrivait à Frère Christian de prier côte à côte le Coran et la Bible»

Frère Luc avait été le premier d’entre eux sur les lieux, en 1946. Très vite il y avait ouvert un dispensaire. L’endroit avait rapidement gagné en renommée et était devenu un point de contact important avec la population locale. On disait de Frère Luc qu’il avait accouché la moitié des femmes de la région.

Partenariat avec les musulmans

Frère Christian de Chergé était devenu Prieur titulaire de l’Atlas en 1984, réélu en 1990. Il fut l’un des piliers du groupe «Ribat es-Salam» (le lien de la paix) qui se réunissait dans le monastère depuis 1979. Ayant passé une partie de son enfance en Algérie, il connaissait bien la langue arabe et l’islam. «Il a donné pour une grande part son style au monastère», souligne la doyenne de l’IFM. Grâce à lui, le rayonnement de la communauté avait considérablement augmenté. Il avait notamment contribué à la création d’une activité économique autour du lieu, qui s’était muée en catalyseur des relations christiano-musulmanes. En contraste avec une vision colonialiste, les voisins du monastère qui y travaillaient n’étaient pas considérés comme des employés, mais comme des associés.

Frère Christian était l’un des piliers du Ribat, qui réunissait principalement des chrétiens locaux et des musulmans soufis. Les rencontres étaient faites de moments de recueillement commun et de dialogue autour d’un thème. Christian de Chergé avait construit des ponts solides entre les représentants des deux religions. Il arrivait au religieux de prier côte à côte le Coran et la Bible.

La bonne nouvelle de la rencontre

Frère Christophe était également parmi les plus engagés dans cette amitié avec les «frères» musulmans. Certains des textes les plus profonds sur le sujet, recueillis dans Heureux ceux qui espèrent, sont de sa plume. Il s’agissait principalement pour lui de «vivre la bonne nouvelle de la relation avec les musulmans». Une rencontre qui n’amenait en aucun cas à abandonner sa propre expérience de foi. «La foi de l’autre m’enrichit», écrivait-il. Une amitié que le moine français décrivait toutefois comme «pas toujours facile».

Quelques semaines après avoir écrit ces lignes, Frère Christophe était enlevé avec six confrères par des hommes armés dans les montagnes environnantes. Environ deux mois plus tard, les têtes des sept trappistes étaient retrouvées à l’entrée du village proche de Medea.

Des moines sous la menace

Une fin qui représentait, pour les religieux, une probabilité bien présente. Depuis le 1er décembre 1993, les islamistes avaient en effet promis la mort à tous les étrangers refusant de quitter l’Algérie. Les moines avaient néanmoins choisi de rester. Ils avaient déjà eu une première alerte lors d’une incursion des djihadistes dans le monastère, la veille de Noël 1993. Le prieur Christian de Chergé avait alors eu un face à face tendu avec l’émir Sayad Attiya, de l’Armée islamique du salut (AIS), qui voulait notamment emmener Frère Luc avec lui. Une scène forte et bien restituée, selon Marie-Dominique Minassian, dans le film Des hommes et des dieux (2010). A la fin de l’entrevue, le chef de guerre islamique était reparti sans le Frère médecin et en s’excusant pour avoir perturbé les cérémonies de Noël.

Martyrs chrétiens et musulmans

Le moment fait écho à un autre épisode central dans la vie de Christian de Chergé. Il s’était lié d’amitié avec Mohamed, un garde champêtre musulman de la région de Tibhirine. Ce dernier avait protégé le religieux au cours d’un accrochage avec d’autres musulmans. Se sachant menacé par ces hommes, Mohamed avait fait part de son angoisse à Frère Christian, qui lui avait dit: «Dieu peut tout, je vais prier pour toi». Le garde champêtre lui avait répondu: «Oui, merci. Mais tu vois, c’est dommage, les chrétiens ne savent pas prier!» Mohamed avait été abattu quelques jours plus tard d’une balle dans le dos. L’épisode avait très profondément marqué le trappiste. «Frère Christian a voulu répondre à ce défi lancé par Mohamed en donnant sa vie pour l’Algérie», souligne Marie-Dominique Minassian.

Pour la théologienne, les prochaines béatifications des sept religieux et des autres chrétiens morts en haine de la foi durant la guerre civile algérienne est donc un acte d’une grande signification. «Le fait que la cérémonie se déroule en Algérie est important, relève-t-elle. L’Eglise entend associer ainsi , à l’hommage rendu aux martyrs chrétiens, tous les Algériennes et Algériens innocents qui ont perdu la vie dans cette guerre». (cath.ch/rz)


Qui a tué les moines de Tibhirine?

L’assassinat des sept trappistes s’est déroulé dans le contexte de la «décennie noire» algérienne. Ce conflit civil, qui a duré de 1991 à 1999, a coûté la vie à plus de 60’000 personnes. Il a opposé le gouvernement algérien et l’armée nationale à diverses factions islamistes, dont le Groupe islamique armé (GIA). Alors que les violences étaient dans un premier temps limitées à un aspect politique, elles ont finalement pris un tour confessionnel, les musulmans radicaux commençant à cibler les étrangers et les chrétiens.

Le 1er décembre 1993, les islamistes émettent un ultimatum intimant à tous les étrangers de quitter le pays. Le 14 décembre, le GIA massacre 12 ouvriers croates catholiques près de Médéa, non loin de Tibhirine. Le 24 décembre au soir, un groupe de l’Armée islamique du salut (AIS) fait irruption dans le monastère. Il est dirigé par l’émir Sayad Attiya, qui exige l’impôt révolutionnaire pour sa cause et veut emmener le médecin de la communauté, Frère Luc. Christian de Chergé, prieur du monastère refuse, tout en rappelant que Frère Luc reste disponible pour tous les malades qui viendront au monastère. L’émir repart alors sans leur faire de mal.

Enlèvement et meurtres

Entre le printemps 1994 et l’été 1996, 19 ecclésiastiques et religieux catholiques seront assassinés en Algérie. Parmi eux, les moines de Tibhirine, quatre Pères blancs de Tizi Ouzou, et Mgr Pierre Claverie, évêque d’Oran, tué le 1er août 1996.

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, un groupe d’une vingtaine d’individus se présente aux portes du monastère de Tibhirine. Ils pénètrent de force à l’intérieur et enlèvent sept moines. Deux membres de la communauté, Frère Jean-Pierre et Frère Amédée, qui dormaient dans une autre partie du monastère, échappent aux ravisseurs.

Pendant plusieurs jours, il n’y a pas de nouvelles officielles des moines. Entre le 18 et le 27 avril, un communiqué attribué au GIA assure que les moines sont toujours vivants. Il propose un échange de prisonniers.

Le 30 avril, un envoyé des ravisseurs se présente au consulat de France à Alger. Il livre un message de Djamel Zitouni, un chef local du GIA, et une cassette audio sur laquelle on entend les voix, reconnaissables, des sept moines. Dans cet enregistrement datant du 20 avril, Christian de Chergé dit notamment: «Dans la nuit du jeudi au vendredi, les moudjahiddin nous ont lu le bulletin de la Jamaa Islamiyya Moussalaha dans lequel il est demandé au gouvernement français de libérer un certain nombre d’otages appartenant à ce groupe en échange de notre libération, cet échange semblant être une condition absolue».

Le 21 mai, un nouveau communiqué attribué au GIA annonce: «Nous avons tranché la gorge des sept moines, conformément à nos promesses». L’annonce du massacre suscite une très forte émotion en France. Le 28 mai, 10’000 personnes se rassemblent à Paris pour rendre un dernier hommage aux moines assassinés.

Le 30 mai, le gouvernement algérien annonce la découverte des dépouilles des moines, près de Médéa.

Le Père Armand Veilleux, procureur général de l’ordre cistercien — ordre auquel les moines appartenaient — se rend en Algérie et demande à voir les corps. Il essuie d’abord un refus de l’ambassade de France, puis est informé que seules les têtes ont, en réalité, été retrouvées. Par la suite, aucune autopsie officielle ne sera mentionnée par les autorités algériennes. L’identité des moines a toutefois pu être établie le 31 mai.

Les obsèques ont lieu à la Basilique Notre-Dame d’Afrique d’Alger le 2 juin 1996. Ils sont enterrés au monastère de Tibhirine deux jours plus tard.

Une vérité toujours cachée

Aujourd’hui encore, l’identité des personnes ayant enlevé les moines reste incertaine. Plusieurs versions se confrontent.

La version officielle du gouvernement algérien implique le GIA de Djamel Zitouni, un de ses chefs de guerre. Cette version se heurte cependant au fait que les corps des moines n’ont pas été retrouvés et qu’aucun rapport d’autopsie n’a été communiqué. De plus, des doutes subsistent quant à l’authenticité des deux communiqués attribués officiellement au GIA.

Certaines voix accusent les services secrets algériens d’avoir commandité l’assassinat des moines. Les services auraient infiltré le GIA, avec notamment la collaboration de Djamel Zitouni, afin de discréditer les islamistes dans l’opinion publique.

Une autre version parle d’une bavure de l’armée algérienne. Les sept moines auraient été tués par erreur depuis un hélicoptère de l’armée algérienne dans un camp, peu après leur enlèvement par le GIA.

Pour éclaircir les circonstances de la mort des moines et obtenir réparation, une plainte avec constitution de partie civile est déposée à Paris, le 9 décembre 2003, au nom de membres de la famille du Frère Christophe Lebreton, un des moines assassinés, et du Père Armand Veilleux. En février 2004, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire.

En octobre 2014, les juges antiterroristes français Marc Trévidic et Nathalie Poux, assistés de cinq experts, sont finalement autorisés à effectuer l’autopsie des crânes en Algérie. Les autorités algériennes refusent qu’ils ramènent en France les prélèvements effectués sur les dépouilles et qui permettraient de départager plusieurs hypothèses contradictoires.

En juillet 2015, les conclusions de l’expertise des têtes tendent à privilégier l’hypothèse d’une décapitation post-mortem. La date estimée du décès ne correspond pas non plus à la thèse officielle de l’armée, qui s’en retrouve décrédibilisée.

Un troisième juge a récemment repris le dossier des assassinats, qui traîne depuis maintenant 12 ans.

En 2010, le film Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, avec notamment Lambert Wilson et Michael Lonsdale, relate de façon précise les événements de Tibhirine. Le film a connu un important succès, remportant en particulier le Grand Prix au Festival de Cannes 2010 et le César du meilleur film. RZ

Raphaël Zbinden

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