Le peuple contre les élites

A la surprise des commentateurs politiques, des élections récentes voient des personnalités et des partis situés très à droite l’emporter en Europe, aux USA et en Amérique latine. Il semblait acquis que les positions libérales, politiquement et culturellement, avaient obtenu une victoire générale depuis l’écroulement de l’Union soviétique en 1989.

Une fois constaté l’écroulement du totalitarisme de gauche, c’est le totalitarisme de droite, sous la forme du nazisme, pourtant disparu en 1945, qui est depuis érigé en forme d’épouvantail. En France notamment, partis de gouvernement et médias s’unissaient pour dresser un mur face au Front National, considéré comme le mal absolu. Or cette formation, née dans des circonstances très différentes du parti national-socialiste allemand, ne dispose pas d’une base comparable à celle des années trente. Cependant, la condamnation unanime à son encontre a interdit de prendre sérieusement en considération la peur de l’immigration et de l’islam largement implantée dans la population française. S’y ajoutent le sentiment d’abandon des ouvriers face à la désindustrialisation du pays et celle des paysans livrés à une pauvreté croissante. La situation française manifeste la distance croissante entre les élites politiques et médiatiques et des populations négligées politiquement et méprisées culturellement.

«Les nouvelles élites sont particulièrement inattentives aux revendications d’autres couches défavorisées de la population»

Le président Macron en donne l’exemple en divisant la France entre progressistes et conservateurs, entre europhiles d’un coté et nationalistes de l’autre. A la division classique entre droite et gauche, il substitue une opposition entre un monde de progrès et de multilatéralisme face à un monde réactionnaire et nationaliste. La gauche aimait se considérer comme une représentante de la première conception or elle devient la première victime de ce changement de regard, le parti socialiste français rejoignant le parti communiste dans les bas-fonds électoraux. Un phénomène semblable se produit en Allemagne avec en corrélation la montée vigoureuse de l’extrême droite,

Aux Etats-Unis, le parti démocrate regroupait traditionnellement des minorités, catholiques, juifs, noirs, hispaniques, syndicalistes, face aux «grand vieux parti» des Républicains, dominés par les «wasps», (white, anglo-saxons, protestants), dont les Bush, richissime famille, étaient de typiques représentants. Mais les Démocrates ont évolué. Avec John Kennedy, un catholique accède pour la première fois au poste suprême, puis un noir avec Barak Obama. Bill Clinton, démocrate issu d’une élite universitaire, initie la réconciliation de ce parti de gauche (même s’il est qualifié en anglais de «libéral») avec l’économie capitaliste. C’est un chemin que Tony Blair impose aux travaillistes anglais. Le social-démocrate Gerhard Schroeder, en Allemagne, prend le même tournant avec l’Agenda 2010. De manière détournée, le socialiste français François Hollande oriente sa présidence dans la même direction, rêvant d’un social-libéralisme. Ajoutons que l’insolence de la «gauche caviar» contribue à rejeter les ouvriers et le petit peuple français du côté du Front National et de la droite. Cela provoque la situation paradoxale que le «peuple», autrefois base mythique de la gauche, vote de plus en plus à droite et n’hésite plus à réclamer des régimes forts et autoritaires pour obtenir plus de considération. C’est ce que l’on voit en Europe de l’Est, en Italie, en Amérique du Nord et maintenant au Brésil.

Le phénomène Bolsonaro au Brésil rejoint la surprise Trump aux USA. C’est après un gouvernement de la gauche sociale qu’une réaction populaire met au pouvoir un homme autoritaire avec un programme de droite dure sous la poussée d’une base exaspérée par l’insécurité et le recul économique. De façon générale, on peut constater que de nouvelles élites, issues de mouvements sociaux, sont particulièrement inattentives aux revendications d’autres couches défavorisées de la population car elles sont persuadées de représenter sans contestation possible le progrès et la justice. Qui, bien entendu, représentent leur propre intérêt.

«Il ne suffit pas de stigmatiser le ‘populisme'»

Le phénomène n’est pas nouveau. Pensons, dans de toutes autres circonstances, au roi de France Louis-Philippe. Il avait sauvé la monarchie en la reprenant des mains d’un ultra, le roi Charles X. Son propre père avait voté la mort de Louis XVI, il apparaissait donc comme un monarque novateur et rassembleur. Son ministre, Guizot, était devenu célèbre avec sa formule «Enrichissez-vous». De fait, le pays avait connu un développement industriel remarquable. Mais, comme sous la Révolution française, une certaine bourgeoisie urbaine avait abondamment profité de la situation, alors que la campagne et les ouvriers se serraient la ceinture. La révolution de 1848 entraîna la chute de Louis-Philippe, qui dut prendre le chemin de l’exil. Il n’avait rien vu venir. La prospérité d’une élite ne fait qu’accroître la colère de ceux que le progrès laisse de côté. Personne chez nos commentateurs politiques n’avait non plus imaginé que le milliardaire Donald Trump allait réveiller les espoirs et les rancunes des couches les plus pauvres du parti Républicain et grappiller des votes jusque chez certains Démocrates. Car il ne suffit pas de stigmatiser le «populisme», le peuple réel réagit tout simplement, et à court terme, en fonction de ses frustrations et de ses colères. C’est ça aussi la démocratie. Elle ne fonctionne pas sans un minimum de lucidité et d’autocritique chez les hommes au pouvoir.

Jean-Blaise Fellay

20 novembre 2018

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/blogsf/le-peuple-contre-les-elites/