Face à la «toute-puissance» de la technique, la «non-puissance» du Christ

La technique, facteur d’épanouissement de l’homme ou d’oppression de la nature? De «Gaudium et spes» à «Laudato Si'», le point de vue catholique sur cette question a fortement évolué au cours des dernières décennies. Isabelle Priaulet, professeure à l’Université catholique de Lyon (UCLy) et doctorante en philosophie à l’Institut catholique de Paris (ICP), analyse cet enjeu aujourd’hui primordial pour l’avenir de l’humanité.

Avec la sortie de l’encyclique Laudato Si’, en 2015, les questions écologiques se sont retrouvées à l’avant plan des préoccupations de l’Eglise catholique. «L’aboutissement d’un long processus de maturation intellectuelle et spirituelle», souligne Isabelle Priaulet. La diplômée en philosophie et en sciences des religions, qui associe depuis longtemps foi chrétienne et sauvegarde de l’environnement, a vécu avec une joie intense l’arrivée de l’ouvrage du pape François. Dans ce texte, le regard du pontife sur la technique l’a particulièrement interpellée. Elle souligne l’importance pour l’Eglise catholique de se situer face à cet enjeu. Un point qu’elle analyse dans le dernier chapitre de l’ouvrage Penser l’écologie dans la tradition catholique, publié en 2018 par les éditions Labor et Fides, sous la direction de Fabien Revol.

Un facteur de développement humain

Isabelle Priaulet met tout d’abord en garde contre les confusions: «La doctrine sociale de l’Eglise ne s’est jamais opposée à la science, mais à une certaine façon de la considérer qui constitue l’essence de la technique. Quand on parle de ‘technique’, il s’agit d’une action qui a en vue une efficacité purement quantitative, un rendement maximum, sans considération pour la ressource exploitée». Un terme donc pas neutre, qui décrit un rapport particulier à la nature.

La philosophe relève que les premiers écrits pontificaux abordant ce thème de la technique ne prennent pas en compte son objet, l’environnement. «Dans Gaudium et Spes (1965), la technique est envisagée totalement du point de vue du sujet. En ce sens, elle est légitimée comme un facteur du développement humain et n’est pas soumise à la critique». Isabelle Priaulet note que l’encyclique de Paul VI est rédigée dans un contexte d’après-guerre où le discours écologique est encore marginal et où la croissance économique est vue comme uniment bonne pour l’humanité.

Dans Populorum progressio, parue en 1967, la technique est perçue, en tant que facteur de développement, comme une condition de la paix.

Dominer la terre?

Les premières mentions de limites au progrès technique apparaissent dans l’encyclique Octogesima adveniens de 1971. Paul VI y souligne l’impact de la croissance économique sur l’environnement et le rôle de la technique dans ces bouleversements. Un texte publié la même année que le rapport du Club de Rome intitulé Halte à la croissance et un an avant le premier Sommet de la terre onusien à Stockholm.

La technique se trouve néanmoins une nouvelle fois légitimée en 1981 dans le Laborem exercens de Jean Paul II. Pour le pape polonais, la technique, en facilitant le travail, permet à l’homme de se réaliser et de se libérer. Il pose également le «mandat» reçu de Dieu et inscrit dans la Genèse de dominer la terre. «Une position qui fait écho à la critique de Lynn White. L’historien médiéviste américain affirmait depuis les années 1960 que le christianisme, une religion décrite comme profondément ‘anthropocentrique’, était à l’origine de la crise écologique actuelle».

Le démiurge technique

La sensibilité environnementale de Jean Paul II se révèle cependant dans l’encyclique Centesimus annus, en 1991. A cette époque, le discours écologique a alors pleinement trouvé sa place dans la société. Le troisième Sommet de la Terre se déroule une année plus tard à Rio de Janeiro.

«La non-puissance n’est pas impuissance, mais ‘pouvoir et ne pas vouloir faire'»

Le pontife décédé en 2005 met en garde contre la dimension «démiurgique» de la technique. En échappant à l’homme, elle met en danger la création de Dieu. «L’ouvrage est significatif, puisque pour la première fois, un pape adopte, outre le point de vue de l’humain, celui de la nature. On passe du point de vue du sujet à celui de l’objet sur lequel porte ce qui deviendra l’éthique environnementale. La création y est considérée comme un don divin que l’homme doit respecter».

Benoît XVI, dans Caritas in veritate (2009), prend une «voie médiane». Tout en réaffirmant sa foi dans le progrès, il critique l’absolutisme technique et la «culture» de la mort qui lui sont liés, avec les questions autour de la bioéthique et du transhumanisme notamment.

Nécessaire conversion intérieure

Six ans plus tard, Laudato Si’ marque un «tournant déterminant» dans le discours de l’Eglise sur l’écologie, souligne Isabelle Priaulet. «Le pape François y réfute l’anthropocentrisme encore présent dans Laborem exercens. Le vivant acquiert une valeur propre, au-delà de son utilité pour l’homme». Cela rend possible le dialogue avec le monde écologiste.

Le pape argentin rappelle que la technique n’est pas un simple instrument, mais constitue une «culture» spécifique. Un «paradigme dominant» qui imprègne nos existences, le plus souvent à notre insu. Crise écologique et crise des valeurs sont ainsi connectées et les «déserts intérieurs» sont la cause des «déserts environnementaux». Pour sortir de ce cercle vicieux, François en appelle donc à une «écologie intégrale» qui nous invite à penser ensemble notre relation à nous-mêmes, à autrui et aux autres créatures, dans une relation d’interdépendance, l’une ne pouvant être traitée indépendamment de l’autre. Pour cela une «conversion intérieure» est nécessaire, pour nous libérer du «paradigme technologique dominant» qui érige l’efficacité en dogme absolu.

Une logique de coopération avec le vivant

Pour Isabelle Priaulet, la doctrine sociale de l’Eglise peut ainsi constituer un «outil de subversion» des valeurs négatives liées à la technique. «C’est un enjeu extrêmement important pour passer d’une économie carbonée à une économie du vivant dont les valeurs ne sauraient être les mêmes». Elle estime que le christianisme, accusé par certains d’être à la racine de la crise écologique, peut au contraire être son remède. «Comme le suggérait le théologien protestant français Jacques Ellul, nous pouvons opposer à la ‘toute-puissance’ du paradigme technologique, la ‘non-puissance’ de ce Christ qui s’est laissé crucifié, d’un Dieu qui fait le choix d’auto-limiter sa puissance en se faisant homme. La non-puissance n’est pas impuissance, mais ‘pouvoir et ne pas vouloir faire’, nous dit Jacques Ellul, opposant ainsi à une logique d’exploitation sans limite de la ressource, une logique de coopération avec le vivant». (cath.ch/rz)

Raphaël Zbinden

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