Nelly Schenker: «Une longue, longue attente» (2/4)

La pauvreté c’est comme la mort, raconte Nelly Schenker. Pour elle l’attente a été très longue avant d’être reconnue.

Au début des années 1950, la misère règne encore assez largement en Basse-Ville de Fribourg. Enfant illégitime, Nelly Schenker vit le rejet et l’exclusion sociale. Placée en institution dès son jeune âge, elle n’ira jamais à l’école. Jeune adulte puis mère de famille, elle se débat de petits boulots en petits boulots aux quatre coins de la Suisse, logeant dans des appartements souvent misérables ou vivant même sous tente en forêt. Jusqu’à la rencontre avec le mouvement ATD Quart Monde et avec son fondateur le Père Joseph Wresinski.

Elle mène depuis lors un combat pour que toute personne puisse devenir libre. En 2014, elle a raconté ses souvenirs dans un livre traduit cette année en français.

Cath.ch: A quoi fait référence le titre de votre livre Une longue longue attente?
Nelly Schenker: A Noël, ma grand-mère avait toujours un sapin. C’était un des seuls jours où ma mère et moi, qui vivions habituellement à la cave, pouvions monter à l’étage de la maison. Je regardais mes cousins et cousines déballer leurs cadeaux. Je demandais à ma grand-mère: ‘Mon cadeau, il est où?’ Je recevais la même réponse en suisse-allemand «Es langs, langs Warteli für es goldigs Nüteli’ une longue longue attente pour un petit or de rien du tout. Je n’ai jamais rien compris. Je pensais qu’il s’agissait d’un collier ou d’une montre en or. A la fin, mon cadeau était d’aller à la messe de minuit avec ma grand-mère pendant que les autres continuaient à jouer.

Née de père inconnu, selon l’expression de l’époque, vous étiez rejetée. Certains vous traitaient même ‘d’enfant du diable’.
Je ressentais bien que j’étais une bouche de trop, comme ma mère l’était déjà. Ma mère allait ramasser du bois pour se chauffer et du blé en été pour avoir un peu de farine, ou encore des pommes. Elle allait aussi faire la lessive, mais elle ne gagnait rien et n’avait pas du tout d’argent.

«Je voulais retirer les épines de la couronne de Jésus»

Vous racontez que vous viviez dans une ‘chambrette’ à la cave avec une image de Jésus couronné d’épines et des souris.
On va penser que j’étais folle. Dans la cave, vers l’âge de quatre ans, je ne voyais pas les souris comme de petites bestioles grises, mais comme une famille habillée avec papa, maman et les enfants. Elles venaient vers moi. Je leur parlais. Mais quand ma grand-mère venait avec un balai, je les envoyais se cacher.

Je parlais aussi avec l’image de Jésus couronné d’épines. On me disait que Jésus souffrait par ma faute et que c’est moi qui lui avais mis ces épines, qui avait planté les clous dans ses pieds. Je lui disais que je ne voulais pas lui faire du mal, que je voulais lui retirer ses épines et je demandais aux souris de m’aider.

Rapidement vous êtes placée dans un foyer pour enfants à Sonnenwyl, au pied des Préalpes.
Un jour je me suis enfuie du foyer pour rentrer à Fribourg et aller à l’école, mais on ne me voulait pas. Ramenée au foyer, je me suis mise dans un coin et j’ai boudé et c’est là que l’on est venu me chercher pour me mettre à Lully, près d’Estavayer-le-Lac. On disait que c’était une ‘école spéciale’, mais pas du tout. Je devais broder toute la journée, enfermée dans une petite chambre, une vraie prison. En plus, je n’avais que onze ans et donc pas l’âge d’être avec les autres filles plus âgées placées là parce qu’elles étaient trop jeunes pour aller en prison. On me disait: ‘il faut travailler si tu veux manger ta soupe!’ Je n’ai ainsi jamais été à l’école.

«On me jetait dans la fontaine d’eau froide où trempait le linge sale»

Le régime de la maison de Lully était très dur.
Ma mère venait me voir et me portait des mandarines. Mais ne sachant pas lire, elle était incapable de connaître le jour des visites, alors les religieuses ne la laissaient pas entrer. Je ne le supportais pas et je piquais des crises. On me jetait dans la fontaine d’eau froide où trempait le linge sale. Cela me dégoûtait. Ensuite, je devais me tenir à genoux. Les sœurs m’aspergeaient d’eau bénite par seaux entiers pour ‘ôter le diable’ que j’avais en moi.

Qu’aimeriez-vous dire à ces religieuses et à ces prêtres qui vous ont volé votre enfance?
Je regrette que les sœurs n’aient pas eu la patience nécessaire pour m’apprendre l’école. Qu’est-ce que je pourrais leur dire? Ils étaient des hommes et des femmes comme tout le monde. Ils ou elles ne sont pas mieux parce qu’il sont prêtres ou religieuses. C’est ce qu’ils avaient appris, voilà. J’en ai aussi rencontré d’autres qui ont été très bien.

Vous dites que la pauvreté c’est comme la mort. C’est avoir le sentiment de ne pas exister. L’attente a été longue avant d’être reconnue.
Personne ne n’avait jamais écouté, le premier a été Eugen Brand, un volontaire permanent d’ATD Quart Monde. Nous vivions alors à Bâle. Peu de temps auparavant la maîtresse de ma fille m’avait dit: ‘Je ne veux pas parler avec vous’. Que faire alors quand on ne voulait plus de ma fille à l’école? Ma mère n’avait pas été à l’école, je n’avais pas été à l’école, je ne pouvais pas supporter que ma fille n’y aille pas.

J’ai trouvé quelqu’un à l’écoute et je suis vraiment restée collée à ATD Quart Monde. Je n’étais plus seule. Certains disent l’écoute ne suffit pas. Je réponds que cela fait beaucoup quand quelqu’un m’écoute, moi.

En Suisse, beaucoup pensent que les gens pauvres le sont par leur propre faute, qu’ils n’ont qu’à prendre leurs responsabilités.
Pour nous, cela ne joue vraiment pas. Le mot même de responsable n’aurait absolument rien dit à ma mère. Quand on est pauvre, on ne connaît pas ce mot. Elle faisait ce qu’on lui disait de faire: aller chercher du bois, faire le linge, faire ceci ou cela. Elle n’avait rien. Comment prendre une responsabilité que l’on ne vous donne pas? J’ai tout fait pour que ma fille puisse aller à l’école, mais j’ai dû déménager pour cela. Aujourd’hui, elle est à l’université. Au lieu de lui donner le droit d’apprendre, les assistants sociaux voulaient la mettre à l’assurance invalidité.

Les services sociaux ne sont-ils pas là pour aider les gens à s’en sortir par eux-mêmes?
Avec le temps, je crois que les assistants sociaux ne veulent pas que l’on se lève trop, de peur de perdre leur boulot et leur paye à la fin du mois. Quand j’ai fait mon premier livre, j’étais très contente. Je pensais: ils vont voir maintenant que j’ai eu la patience, que je peux vraiment tenir, que je suis capable. Mais je me suis fait engueuler: «Combien avez-vous gagné?» – «37,5 francs» – «Alors je vous donne un bulletin de versement pour le remboursement». Ce n’est pas ce que j’attendais.

«C’est comme une nouvelle naissance. J’étais bien, en paix. C’est aussi une attente»

Votre livre raconte vos innombrables difficultés et les injustices subies, mais votre récit fait aussi une place importante à la fête et à ses préparatifs.
La première fête que j’ai eue enfant avait été organisée par des étudiants qui venaient nous rendre visite et jouer avec nous. C’était le Noël au café de l’Epée, à Fribourg, où les enfants étaient invités. On jouait une saynète. Mes cousines ont pu être les anges et moi je n’ai été qu’un arbre. Mais j’étais très contente d’être avec les autres, de ne pas devoir rester seule.

Plus tard, les fêtes de Noël avec ATD Quart Monde à Treyvaux ont toujours eu beaucoup d’importance pour moi. Avec une table bien décorée avec des branches de sapin et des mandarines, où tout le monde est mélangé. C’est comme une nouvelle naissance. J’étais bien, en paix. C’est aussi une attente. Comme au milieu d’une grande famille, sans bagarre. Je ne connaissais pas du tout cela avant.

Enfant, jeune fille, mère de famille, vous avez toujours recherché cette liberté dont la société vous avait privée.
Je ne l’ai pas encore trouvée. J’aimerais être libre de faire ce que j’ai envie de faire, de pouvoir dire non. Mais, aujourd’hui encore, je dois faire attention à tout. Cela n’a pas changé. Ma plus jeune fille a encore peur de se voir retirer son fils parce qu’il a de la peine à l’école. Il faut dire qu’elle m’avait été arrachée sans avertissement pour être envoyée dans un foyer au Tessin et moi en asile psychiatrique.

Etre pauvre, c’est être sans parole, c’est vivre dans la peur de ce qui peut nous arriver si on ouvre la bouche. Ce n’est pas simple de raconter ce que l’on vit. On a peur qu’on nous dise:’tais-toi’. Qu’on nous saute dessus et que l’on nous enferme. La peur reste.

Que répondez-vous à ceux qui pensent qu’en Suisse la misère n’existe plus.
J’aimerais bien prendre avec moi tous ceux qui sont encore par terre, qui ne savent trop que faire avec leur vie. A Bâle, je connais un homme qui vit dans la rue et à qui personne ne parlait jamais. Dès qu’il me voit, il me court après pour me demander comment moi je vais. Je lui ai demandé comment il s’appelait: «Eric». Je me suis assise sur un banc et j’ai appelé très fort: «Eric, viens». Je l’ai appelé par son nom et cela suffit. Ils ont maintenant arrêté un peu de le harceler. Une femme âgée a dû quitter son appartement que l’on rénovait. Comme elle ne pouvait pas aller au home avec son chat, elle a préféré vivre dehors, on se sait où. Je la cherche pour lui dire bonjour. Personne ne fait semblant de la voir. Comment n’a-t-on plus le courage d’aller vers l’autre? C’est l’injustice qui amène à la misère, à laisser crever les gens dans leur coin.

«La lecture de l’Evangile est différente quand on est soi-même touché par la pauvreté»

C’est votre manière de vivre l’Evangile aujourd’hui?
Depuis que j’ai connu le Père Joseph, j’ai eu la volonté d’approfondir, de me former. Je participe à des groupes bibliques. Je cherche à aller en profondeur. Je m’intéresse à la théologie et j’y ai pris goût. Je crois toujours qu’il faut ôter les épines de la couronne du Christ. Quand je lis l’Evangile en groupe, je ressens combien sa lecture est différente quand on n’est pas touché soi-même par la pauvreté. Notre langage est autre. Lorsqu’une personne voit son quotidien dans un récit évangélique et le raconte, souvent les autres ne la comprennent pas. Quand elle lit un passage ou un mot quelque chose se réveille qui la fait sortir de son intérieur. C’est important pour elle, pas pour nous.

On parle volontiers aujourd’hui de l’Eglise des pauvres, qu’est que cela signifie à vos yeux?
C’est bien, mais l’Eglise doit laisser la parole aux pauvres, leur faire une place. Ne pas faire seulement pour eux, mais avec eux. Nous sommes comme une grande famille. Le Père Joseph m’a appris qu’il ne faut oublier personne. Riches ou pauvres peu importe, on a besoin de chacun pour changer le monde. Le pape François a reçu les pauvres le 18 novembre dernier au Vatican, c’est bien, mais c’était pour eux et non pas avec eux.

Vous avez choisi d’illustrer la couverture de votre livre avec un tableau que vous avez peint. Il représente la mer qui vient battre contre des rochers. Pourquoi?
Je l’ai peint parce que j’avais une connaissance qui refusait de bouger. Elle restait figée dans ses idées et rien ne pouvait rentrer de tout ce que je lui disais. J’ai pensé que si je giclais avec de l’eau au moins quelque chose bougerait, c’était l’expression de mon énervement. Dans l’eau, il y a tout, la tranquillité, comme la tempête. Elle parle. Elle peut même finir par faire bouger le rocher. (cath.ch/mp)

Nelly Schenker: Une longue, longue attente, mes souvenirs, 288p, 2018 Editions du Quart Monde

Maurice Page

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