Fake news médiévales: la fausse apparition de Berne

La question de l’Immaculée Conception a divisé de nombreux théologiens durant des siècles. Au point que les dominicains de Berne montèrent de toutes pièces en 1507 une fausse apparition où le prieur, déguisé en Vierge Marie, attestait solennellement à un novice crédule ne pas avoir été préservée du péché originel. Retour sur une histoire rocambolesque qui a secoué la ville de Berne et conduit quatre dominicains au bûcher.

L’Immaculée Conception, fêtée le 8 décembre dans l’Eglise catholique, signifie que Marie n’a pas été souillée par la tache (macula en latin) du péché originel. Le pape Pie IX en a promulgué le dogme en 1854, mettant ainsi un terme à un débat qui plonge ses racines jusqu’au XIe siècle naissant.

Dans le camp des «maculistes», tenant que Marie a nécessairement été conçue avec le péché originel, de grandes pointures: saint Bernard de Clairveaux (1090-1153), saint Thomas d’Aquin (1224-1274), suivi par l’Ordre dominicain.

Du côté des «immaculistes», auxquels le magistère de l’Eglise catholique finira par donner raison: Jean Duns Scot (1266-1308) et plus largement, l’Ordre franciscain.

«La trouvaille plut à tous»

Au début du XVIe siècle, les dominicains fulminaient contre les franciscains, les accusant d’introduire de nombreuses «fictions» dans leurs traités pour défendre l’Immaculée Conception. «La plupart des traités du XVe siècle sur ce sujet apportaient en effet une série de preuves miraculeuses ou visionnaires», explique Sylvie Barnay, maître de conférence en histoire de l’Eglise à l’Université de Lorraine, auteure de L’affaire de Berne. Immaculée Conception et apparitions de la Vierge (2012).

D’où l’idée des dominicains, lors d’un chapitre provincial en 1506, de créer leur propre fiction qui attesterait, apparitions à l’appui, de la véracité de leur point de vue. «La trouvaille plut à tous, poursuit Sylvie Barnay. Il ne restait plus qu’à la mettre en exécution au sens propre du terme».

Un novice crédule

«Le couvent de Berne fut choisi comme étant le plus apte pour le ›lieu de la fiction’. La manigance mit dans la complicité au moins les quatre supérieurs, si ce n’est l’adhésion tacite de tous les frères».

«L’apparition» peut alors délivrer son message qui contient des secrets sur sa conception dans le péché.

Encore faut-il trouver un novice crédule pour donner à la fiction les apparences d’une réalité tangible. »C’est Jean Jetzer qui est choisi à cause de sa ›simplicité’». Avant son entrée au couvent de Berne, le jeune homme travaillait comme bûcheron sur un bateau chargé de convoyer du bois sur le Rhin.

Pour tester sa crédulité, le sous-prieur met en scène une première apparition. Il se déguise en revenant et implore que l’on célèbre des messes pour lui. Jean Jetzer y croit. On peut donc passer à l’étape suivante. Cette fois, c’est sous les traits de sainte Barbe que le sous-prieur se présente au novice – le culte de la sainte connaissait à l’époque un succès grandissant. Les complices remettent à Jean Jetzer une lettre confiée aux bons soins de la sainte pour la Vierge Marie, lui demandant des éclaircissements sur son Immaculé Conception. La réponse ne tardera pas, à grand renfort d’effets spéciaux.

Perruque et vieux draps

Un jour à matines, toujours dans la cellule du frère, le mur du fond s’ouvre avec grand bruit pour faire apparaître dans les airs la Vierge Marie – en fait, le prieur, ayant revêtu perruque et vieux draps – grâce à un ingénieux système de poids et de leviers. «L’apparition» peut alors délivrer son message qui contient des secrets sur sa conception dans le péché.

«La singerie du légendaire miraculeux franchit un cap quand le prieur déguisé en Vierge Marie inflige une stigmatisation expédiée manu militari au novice, poursuit Sylvie Barnay. Jean Jetzer hurle de douleur quand on lui transperce la main, mais il continue de manifester sa dévotion à Marie. Le faussaire, dans sa surenchère au surnaturel, lui fait ensuite don d’une nouvelle relique, les langes du Christ, pour panser ses blessures».

Les rumeurs commencent à se répandre. «Il se passe au Moyen Age, ce qui se passe encore aujourd’hui, note l’historienne. Un miracle, un visionnaire, une apparition: tout cela attire les foules». Tout ce peuple rassemblé autour du couvent éveille aussi l’attention des autorités ecclésiales. Le 21 juillet 1507, l’évêque de Lausanne se rend à son tour en personne à Berne pour voir le frère Jetzer. Les dominicains s’enferment alors dans un certain mutisme qui suscite la colère de l’évêque.


La série de bois gravés d’Urs Graf en 1509 résume succinctement toute l’histoire. Le talent et la renommée de l’artiste graveur dans les milieux bernois ont contribué à donner une audience publique à l’histoire.


Condamnés à la roue et au feu

De leur côté, les franciscains exhortent les fidèles à ne pas croire à cette supercherie. Les frères prêcheurs semblent dépassés, d’autant que Jean Jetzer n’est plus dupe. Le «stigmatisé» devient encombrant: les supérieurs du couvent décident de l’éliminer en présentant au novice une hostie empoisonnée. Il s’y refuse.

Deux procès s’ensuivent. Le premier fut instruit contre le visionnaire Jean Jetzer par l’évêque de Lausanne, Aymon de Montfaucon (1491-1517) à partir du 8 octobre 1507. L’évêque de Sion se joint à lui pour le second procès contre le prieur, le sous-prieur, le maître en théologie et l’administrateur du couvent dominicain. Il se déroule toujours à Berne du 2 au 31 mai 1509 et se conclut par la condamnation par la roue et par le feu des quatre acteurs des fausses apparitions de la Vierge.

Cinq siècle plus tard, on peut certes jeter un regard amusé sur ces machineries d’un autre temps. Mais Sylvie Barnay insiste: «Il faut ramener cette affaire à l’humanité d’un homme qui a été illusionné et qui cherche à sortir de sa crédulité. Les dominicains incriminés, pour leur part, se sont tellement accrochés à leur doctrine, qu’ils ont fini par devenir les victimes de leur théologie».

Et au-delà de ces trajectoires personnelles, l’affaire de Berne est révélatrice de la place du surnaturel en cette fin de Moyen Age. Omniprésent. «La possibilité même que de tels événements aient pu se produire révèle quelque chose de l’importance des visions, des révélations et des apparitions à cette époque. Le Moyen Age ne cesse d’inventer, d’innover. On invente des vies de saints, on créé des images pour dire comment ces hommes et ces femmes ont pu trouver le chemin du Ciel et comment Dieu les rejoint. ‘L’apparition’ de Berne emprunte à cette fiction, mais tout y est perverti.»

L’art du discernement

Reste qu’elle n’est pas sans rappeler une autre apparition, celle de Lourdes en 1858 où Marie se présente à Bernadette comme l’Immaculée Conception, quatre ans après la promulgation du dogme par le pape Pie IX. «Il ne faudrait pas voir un faussaire derrière chaque apparition. Les apparitions de la Vierge pour attester d’un point de doctrine avaient déjà lieu au IVe siècle», rappelle l’historienne. Ce genre de phénomènes en appellent donc «au discernement de l’Eglise qui, à travers son magistère, constate ou non la surnatalité d’une apparition».

Pour Lourdes, ce fut tranché quelques années après la première apparition: «Nous sommes convaincus que l’Apparition est surnaturelle et divine, et que, par conséquent, ce que Bernadette a vu, c’est la Très Sainte Vierge», reconnaissait officiellement l’évêque du lieu en 1863. (cath.ch/pp)

Pierre Pistoletti

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