70 ans des Droits de l’Homme avec Hannah Arendt, Karl Barth et Jean XXIII

Depuis 70 ans, les Droits de l’Homme protègent la liberté de la personne. Mais où sont les limites de la liberté? À l’occasion de la journée des droits humains le 10 décembre, les trois Églises nationales et les Églises évangéliques de Suisse écoutent trois personnalités critiques, sur leur vision des droits humains.

Frank Matwig, éthicien de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS), a imaginé un dialogue fictif entre le pape Jean XXIII, le théologien réformé Karl Barth, et la philosophe juive Hannah Arendt. De l’au-delà, ils entament une discussion et révèlent d’étonnantes convergences dans leurs réflexions.

Les trois personnes se connaissaient de leur vivant déjà. Elles avaient été témoins et avaient participé de près, aux événements historiques de la première moitié du XXe siècle. Tous trois avaient posé des questions critiques sur la nature et l’image de l’homme et les préalables philosophiques et théologiques des droits humains. Elles voyaient déjà pointer le relativisme qui mine aujourd’hui ces droits, pour des raisons d’État ou nationales, pour des impératifs économiques ou des intérêts personnels. Leurs réflexions critiques n’ont rien perdu de leur actualité.

 La liberté chrétienne

Angelo Roncalli: Le Saint-Siège s’est opposé fermement aux droits de l’homme jusqu’au Concile Vatican II. Non pas que l’Église catholique ait eu des problèmes avec les demandes et les objectifs du mouvement, mais elle n’était absolument pas d’accord avec les moyens de les atteindre. L’idée de faire de l’homme libre la mesure de toutes choses, et de placer ainsi les droits humains tout en haut de l’échelle des principes, représentait pour elle une divinisation de la liberté humaine et une confusion entre la place du créateur et celle de la créature. La résistance avait commencé à l’époque des Lumières, qui avaient affirmé l’autonomie humaine justement contre l’Église.

Hannah Arendt : Alors là, Rome s’était véritablement enferrée dans un conflit.

Roncalli: Pas tout-à-fait, il ne s’agit là que de la moitié de l’histoire. Car, en même temps, des théologiens catholiques, avec en tête Jacques Maritain, ont contribué de manière importante à la déclaration des droits de l’homme. À l’époque, en tant que nonce apostolique en France, j’avais conseillé René Cassin, qui travaillait le projet de déclaration. Maritain faisait partie des spécialistes les plus profilés de l’Église catholique. Pour lui, l’être humain est un être de relations, qui vit ses relations dans trois espaces distincts: avec l’absolu, avec la société, et avec lui-même.

«Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes» Actes 5,29

Karl Barth: Le philosophe de l’Antiquité Aristote et le théologien du Moyen Âge Thomas d’Aquin l’avaient déjà affirmé.

Roncalli: Attends, Karl ! Pour Maritain, l’Église était le lieu de la relation avec l’absolu, auquel appartiennent les droits humains universels. Dans l’idée des droits de l’homme, les humains se dépassent eux-mêmes. Dans le message de l’Évangile, l’idée philosophique devient la réalité déterminant tout le reste. C’est la raison pour laquelle la parole célèbre de l’apôtre Pierre s’applique aux chrétiens. «Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes» (Actes 5,29). La relation de Dieu à l’être humain représente le centre, qui génère les deux autres domaines de relations. C’est pourquoi, pour Maritain, les droits humains sont faits nécessairement de deux groupes: les droits de la personne, qui découlent de la relation Dieu-homme et les droits sociaux, qui correspondent à la nature communautaire des humains.

Liberté et obéissance

Barth: Angelo vient de nommer les deux notions décisives: liberté et obéissance. Les Réformateurs ont remis au centre de leur message la relation riche en tensions entre obéissance et liberté. La liberté humaine n’est pas absolue, mais relative, qui se réalise dans la relation de Dieu à l’homme.

Arendt: Alors là, Emmanuel Kant aurait protesté énergiquement. Pour lui, la liberté est une capacité de la raison humaine, «la sortie de l’immaturité dont il est lui-même responsable».

Barth: C’est exactement cela, Hannah. Tandis que la liberté philosophique et politique prend racine dans la raison humaine, le cadeau de la liberté chrétienne se réalise dans l’obéissance à Dieu. Les êtres humains ne sont pas en mesure de se donner eux-mêmes leur liberté. Comme la liberté chrétienne est fruit de l’obéissance à Dieu, elle est inconciliable avec la domination d’humains sur d’autres humains. Car l’obéissance des humains est due à Dieu seul, et non à d’autres hommes. Nous retrouvons ici une certaine proximité avec les Lumières, qui avaient imposé l’idée que le pouvoir n’appartenait pas aux humains, mais au droit. L’Église, cependant, se fonde sur la phrase de Pierre, qu’Angelo vient de citer. Jean Calvin reprend d’ailleurs cette pensée vers la fin de son Institution de 1559 quand il écrit : «Comme si Dieu, en confiant à des hommes mortels la conduite du genre humain, avait renoncé en leur faveur à son droit !»

«Il n’y a aucun sens à demander l’égalité devant la loi pour celui pour qui il n’y a pas de loi» Hannah Arendt

Le droit aux droits

Arendt: En tant que philosophe politique, je m’intéresse évidemment en priorité à la relation entre la liberté et le droit, dont vient de parler Karl. Comme vous le savez, je m’étais attiré des inimitiés non seulement avec mon livre sur Eichmann, mais également avec mes remarques critiques au sujet des droits humains. L’individualisme libéral a fait de la liberté une caricature. Les droits humains sont appelés à protéger essentiellement la personne de tout abus de tiers. Le libéralisme a en effet hérité de la Révolution française les principes de liberté et d’égalité, mais a oublié la fraternité, c’est-à-dire la solidarité en tant que fondement du droit. Il ignore que l’appartenance à une communauté est le principal droit de l’homme.

Roncalli: Peux-tu en expliciter cela plus précisément?

Arendt: À quoi bon tous les droits humains du monde, si les personnes pour qui ils ont été écrits, – par exemple  les millions de réfugiés et déportés durant la Seconde Guerre mondiale, – n’ont aucun lieu au monde où faire valoir leurs droits? «Il n’y a aucun sens à demander l’égalité devant la loi pour celui pour qui il n’y a pas de loi.» C’est pourquoi, pour moi, il n’existe qu’un seul droit humain: «le droit d’avoir des droits.» J’entends par là le droit de vivre dans un système relationnel, d’être jugé selon ses actions et ses opinions, plutôt que selon l’origine, la religion ou les croyances, et de faire partie d’une communauté politiquement organisée. Le refus d’un tel droit conduit d’une part à «la perte de toute pertinence et donc à la perte de la réalité du langage», et, d’autre part, à «la perte de toutes les relations humaines».

La paix et la solidarité

Roncalli: Dans un texte touchant, qu’hélas tu n’as rédigé qu’après ma mort, tu me décris comme un pape insolite. En effet, on racontait de moi les mêmes histoires que celles qu’on raconte aujourd’hui au sujet du pape François. C’est peut-être grâce à mon étiquette de pape de transition que j’ai pu publier en 1963 l’encyclique Pacem in terris. J’y défends la Déclaration universelle des droits de l’homme du point de vue catholique en écrivant : «Nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale. Cette Déclaration reconnaît solennellement à tous les hommes, sans exception, leur dignité de personne ; elle affirme pour chaque individu ses droits de rechercher librement la vérité, de suivre les normes de la moralité, de pratiquer les devoirs de justice, d’exiger des conditions de vie conformes à la dignité humaine, ainsi que d’autres droits liés à ceux-ci.»

Barth: À l’époque tout le monde était étonné de la manière très positive dont tu as fait honneur, en tant que pape, à la notion de personne.

Roncalli: J’en étais entièrement convaincu: les droits humains «sont généraux, inviolables et inaltérables parce qu’ils émanent directement de la dignité de la personne humaine». J’ai souligné la relation étroite entre les droits humains et l’exigence de l’enseignement social catholique à reconnaître les «signes des temps»: la transition de la citoyenneté du travailleur à celle du salarié, puis le rôle croissant des femmes dans la société, et enfin le désir d’autodétermination des peuples colonisés.

Barth: J’ai lu ton encyclique sur la paix avec enthousiasme et j’ai été surpris par nos concordances. Tu y mets le doigt sur un autre point sensible de la pensée juridique libérale, qui méconnaît l’unité indissociable des droits humains et de la paix. Déjà, en 1911, dans un exposé devant l’association socialiste des ouvriers de Safenwil, qui s’intitulait «Droits de l’homme et devoir citoyen», j’avais attiré l’attention sur le raccourci d’une compréhension des droits de l’homme qui se résumerait à la liberté individuelle. «Là où quelques personnes imposent leurs droits humains en agitant les bras, le résultat n’en est pas un État, mais une bagarre.»

Arendt: Quelle belle image, Karl !

Barth: C’est bien pour cela que la Révolution française a échoué, «parce qu’elle n’a pas su dépasser la révolution. Le droit humain s’est retrouvé en conflit avec lui-même, parce qu’il n’a pas su se comprendre lui-même, voulant être exclusivement liberté». Les droits de l’homme doivent devenir les droits du citoyen. La liberté doit se réaliser dans un ordre réciproquement reconnu de devoirs citoyens, étant entendu que «les droits de l’homme doivent sans cesse corriger le cahier du devoir citoyen».

«Les droits humains sont généraux, inviolables et inaltérables parce qu’ils émanent directement de la dignité de la personne humaine». Jean XXIII

Arendt: C’est bien ce que je souligne dans mon essai de 1963, «La liberté d’être libre», publié cependant que l’an passé. Les révolutionnaires du 18e siècle n’étaient pas conscients du fait qu’»une telle libération signifiait bien plus qu’une libération politique d’un pouvoir absolu et despotique; que la liberté d’être libre signifiait en premier lieu d’être libéré non seulement de la peur, mais tout autant du besoin». Cette double liberté fait écho à la remarque de Karl concernant la paix. Une  semi-liberté politique aboutit obligatoirement à la guerre ou à la terreur.

Perspectives

Barth: En effet! Mais comment envisagez-vous l’avenir des droits de l’homme?

Arendt: La liberté signifie être capable de commencer quelque chose de neuf. «Et ce don humain mystérieux, d’être capable de commencer quelque chose de neuf, a de toute évidence à faire avec le fait que chacun de nous, par sa naissance, est entré dans le monde en tant que nouvel arrivé. En d’autres termes : nous sommes capables de commencer quelque chose parce que nous sommes nous-mêmes des commencements et ainsi des débutants.»

Roncalli: Ta conception de la natalité, qui te vient d’Augustin, a actuellement la cote dans le monde.

Arendt: C’est possible ! Mais pour moi, il y a une autre visée. La discussion actuelle sur les droits humains reste attachée à la notion d’autonomie. La liberté fonctionne comme un bouclier, que chacun porterait devant lui, avec l’inscription : «Attention, pas un pas de plus!» L’immobilité au lieu du mouvement, la distance au lieu de la rencontre. Alors que les hommes ont besoin de mobilité, pour recommencer et pour rencontrer chaque personne comme un nouvel être. «Neuf» signifie : ne pas réduire les hommes à la tradition au sein de laquelle ils sont venus au monde, mais les prendre au sérieux réellement dans la société comme des nouveaux arrivants. Seule cette conscience de sa nouveauté le protège des préjugés des autres.

«La justice exigée par Dieu revêt obligatoirement le caractère de restauration du droit en faveur des innocents menacés, des pauvres opprimés, des veuves, des orphelins et des étrangers»  Karl Barth

Barth: Pour moi, il manque encore une troisième notion de base, celle de la justice. Ce terme joue un rôle central dans la Bible, non seulement parmi les hommes, mais aussi pour Dieu lui-même. Dieu est juste en tant qu’Il «est notre justice, celui qui revêt de justice ceux qui par eux-mêmes, ni en eux-mêmes, n’en ont point; bien plus, ceux dont la propre justice, à travers lui, se révèle injustice et que néanmoins il n’abandonne pas à eux-mêmes, mais à qui, dans sa divine justice il se donne ; or donc il se fait le fondement sur lequel il leur est possible de s’enraciner et de vivre.»

Arendt: Que c’est compliqué, Karl!

Barth: La justice, dans la perspective biblique et ecclésiale, est la volonté explicite de Dieu. Il s’agit de mettre en pratique cette volonté dans nos propres actions. «C’est pourquoi la justice exigée par Dieu revêt obligatoirement le caractère de restaurartion du droit en faveur des innocents menacés, des pauvres opprimés, des veuves, des orphelins et des étrangers; c’est donc que Dieu, de tout temps, de manière inconditionnelle et passionnée, est de leur côté, et uniquement de leur côté: toujours contre les haut-placés, toujours pour les petits, toujours contre ceux qui ont déjà leur droit, toujours en faveur de ceux qui en ont été spoliés, à qui on l’a arraché.»

Roncalli: Permettez-moi de mettre en parallèle avec cette déclaration engagée l’exigence qu’Albert Camus, existentialiste athée, a adressée à l’Église : «Ce que le monde attend des chrétiens, est que les chrétiens parlent, à haute et claire voix, et qu’ils portent leur condamnation de telle façon que jamais le doute, jamais un seul doute, ne puisse se lever dans le coeur de l’homme le plus simple. C’est qu’ils sortent de l’abstraction et qu’ils se mettent en face de la figure ensanglantée qu’a prise l’histoire d’aujourd’hui.»

La pipe de Barth fume encore, Arendt joue nerveusement avec son briquet parce qu’elle n’a plus de cigarettes, Roncalli toussote et ouvre énergiquement les fenêtres. Une brise céleste souffle en ce jour anniversaire des 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme. (cath.ch/fm/mp)


Appel des Eglises  

Il y a 70 ans, l’Assemblée générale des Nations unies signait la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces droits s’appliquent à tous les êtres humains, indépendamment de leur origine, de leur sexe ou de leur nationalité. Depuis, nous les considérons souvent comme une évidence, alors qu’ils sont pourtant sans cesse mis sous pression, rappellent les Eglises de Suisse.

Pétition de l’ACAT

Le dialogue imaginé à l’occasion de la journée des droits humains est complété par une pétition de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) sur la problématique des enfants des détenus en Suisse. Les paroisses sont invitées à soutenir l’ACAT dans son action contre la torture et la peine de mort, en faisant signer une pétition et en organisant une collecte. 

Maurice Page

Portail catholique suisse

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