Marthe et Marie

Un Trait libre paru récemment dans mon magazine préféré me tient en alerte. Son auteur – une femme – souhaite la canonisation de Dorothée, l’épouse de Nicolas de Fluë, sous prétexte qu’elle se serait sacrifiée pour permettre à son mari de devenir un saint.

En effet, si Nicolas était demeuré sur sa ferme, au milieu de ses vaches et de ses chèvres, veillant sur sa femme et ses dix enfants, présent dans les affaires politiques, judiciaires et militaires de sa région, il n’aurait eu ni le loisir ni la disponibilité d’esprit pour se vouer, dans un ermitage, aux affaires de Dieu. Brave Dorothée qui, comme le fameux Père Gaucher dans sa distillerie, se sacrifiait dans ses lessives et sa cuisine pour que son mari réponde à l’appel de Dieu. Un tel amour vaut bien une canonisation!

Je ne suis pas convaincu cependant de «l’orthodoxie» de cette interprétation. Comme si les affaires de ce monde ne pouvaient faire bon ménage avec celles de Dieu. La preuve? On vénère dans notre Eglise des rois et des reines qui firent honneur à leur pouvoir, un chancelier du royaume d’Angleterre qui se nommait Thomas More, et peut-être élèvera-t-on un jour sur nos autels la statue de Robert Schuman, un des pères de l’Europe unie.

«Dans l’évangile, les Marthe et les Marie ne sont pas séparées ou opposées»

Mais la question concerne aussi le «religieux» que je suis. Serais-je entré dans les Ordres si je n’avais pas été «libéré» des charges et des ennuis de la vie courante pour me préoccuper du Ciel et de ses habitants? Plus j’y réfléchis, plus je reconnais l’extraordinaire privilège dont je jouis, comparé aux «servitudes» de tant d’hommes et de femmes. Et je m’inquiète. Ai-je mérité ce statut? Lui ai-je fait honneur? L’ai-je détourné à mon égoïste profit, alors que de multiples Dorothée dont j’ignore le nom se sacrifiaient pour moi?

Mais suis-je en train de m’égarer? J’ai connu une cousine devenue moniale après avoir accompagné jusqu’à leur mort ses vieux parents. Elle se plaignait qu’au monastère elle devait travailler davantage que dans sa vie précédente. Non, le rythme de la prière ne permet pas forcément aux religieux «de se la couler douce».

Dans l’évangile, les Marthe et les Marie ne sont pas séparées ou opposées. A vrai dire, elles ne forment qu’une seule personne, complémentaires dans l’exécution d’un même projet de sainteté. Il n’est pas dit que celle qui s’affaire aux fourneaux soit moins sainte que sa cadette enfouie dans sa spiritualité et ses dévotions. Maître Eckart, qui s’y connaissait en la matière, prêchait qu’en réalité Marthe était la maîtresse et Marie la novice. Sans hésiter, les yeux fermés, il aurait canonisé Dorothée.

Guy Musy

27 décembre 2018

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