La dette, séductrice et mortifère

Selon toute vraisemblance, la dette est aussi ancienne que l’humanité. Aujourd’hui comme hier, la dette est le fondement de la finance et de la banque – son institution phare. La seule dette hypothécaire auprès des banques s’élève en Suisse à près de 1000 milliards (soit un billion, en anglais trillion), ce qui donne 125 mille francs par habitant.

Au niveau mondial, les records tombent chaque jour. Selon les dernières estimations du Fond monétaire international (FMI), le total des dettes – toutes catégories confondues (gouvernements, entreprises et ménages)  – s’approcherait de 250’000 milliard de dollars. Cela donne en moyenne environ 30 mille dollars par habitant, en comptant aussi ceux qui se trouvent dans le dénuement le plus total. Depuis des années les dettes, chaque forme à son rythme, progressent lentement mais sûrement. Au niveau macro-économique, l’augmentation de la dette globale a repris de plus belle après la crise. Aujourd’hui, elle alimente la croissance qui sans elle serait nettement plus faible, voire négative. Y a-t-il une limite à cette fuite en avant? De quelle nature serait-elle: technique, juridique ou morale?

«La société doit se prémunir contre les situations de surendettement»

La dette séduit: elle permet d’inverser le temps; elle ouvre de nouvelles perspectives comme dans le cas d’une maison familiale ou d’un investissement d’entreprise; elle permet d’échapper à la pression du présent . Sans crédit, certaines choses simplement ne seraient pas possibles, ou du moins plus difficilement. Là est souvent un oreiller de paresse qui permet d’anticiper immédiatement ce qui, autrement, n’aurait été possible qu’au terme d’une longue phase de privations et d’épargne. Aussi, dans toute opération de crédit, il y a une part de prise de risque et sa contrepartie – un élément de confiance. Elle porte tantôt sur le réalisme des hypothèses de départ, sur le flux des revenus futurs, sur la marche de l’entreprise, sur la marche de l’économie, sur la probité du débiteur et bien d’autres. Le principal risque est pour le débiteur, c’est à lui de rembourser, quelle qu’ait été l’évolution de son projet. Mais il reste un bout de risque social: supposons que plus personne ne puisse payer les dettes. En effet, aussi longtemps que prévaut l’euphorie économique et financière, les voyants de l’endettement sont au vert, et la dette croît au niveau macro-économique. Les choses changent au moment de renversement de tendance, ce qui hier paraissait sain, aujourd’hui devient source de préoccupation. La crise financière devient un problème sociétal – avec des ressources publiques à la clé. Aussi, la société doit se prémunir contre les situations de surendettement et de la dette insoutenable – tant au niveau individuel que macro-économique.

«Les références au Jubilé se multiplient dans la littérature économique»

Au niveau individuel, les organisations d’entraide comme Caritas ou le Centre social protestant sont depuis des décennies sur le pont et font un travail formidable reconnu d’utilité publique. Mais il nous manque un mécanisme macro-économique plus général que les initiatives de désendettement des pays les plus endettés sous l’égide du Fonds Monétaire International. Le livre du Lévitique (25:10-11) – avec l’idée du Jubilé – propose une recette radicale pour discipliner une fois pour toute la dynamique – et le pouvoir de nuisance et de séduction. Cet instrument serait simultanément efficace au niveau macro et micro-économique. La proposition est simple: imposer par la loi un calendrier d’effacement de toute les dettes. La périodicité proposée est de tous «les sept fois sept ans» – soit en gros une fois par génération. Par une telle mesure, le cadre et l’horizon indépassable de l’activité financière serait posé et l’autodiscipline ferait le reste. En effet, aucun créancier ne prendrait le risque d’avoir des positions ouvertes au moment du Jubilé, au risque de tout perdre. Il aurait pris soin de fermer ses positions avant. Dans un monde jubilaire, les risques des crises financières seraient drastiquement réduits. En effet, la crise financière est une réaction violente à un «trop plein de dette» que personne n’a vu venir. A l’instar du Jubilé, la crise financière supprime, mais de manière arbitraire et violente – certaines dettes.

Alors que le volume des dettes ne cesse de gonfler en dépit des mises en garde, les références au Jubilé se multiplient dans la littérature économique. Signe d’un désarroi croissant. L’Ancien Testament – par la voix du Très Haut – propose à l’humanité de recourir à la loi divine pour se protéger contre ses propres faiblesses, notamment de la fuite en avant qui ne saurait être que la course à l’abîme. De-là à dire que le Jubilé est applicable tel quel ou qu’il avait été pratiqué par les juifs, il n’y a qu’un pas que je ne m’aventure pas à franchir. Le Jubilé reste un horizon où la sagesse de Dieu propose un dialogue avec l’humanité sur un terrain très pratique. Puissions-nous entendre cet appel au temps où la financiarisation avance sans répit.

Paul H. Dembinski

20 mars 2019

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