Victoire Ingabire: «Pas de réconciliation au Rwanda sans vérité»

Le Rwanda commémore le 25ème anniversaire du génocide, mais «une réconciliation n’est pas possible aussi longtemps qu’on continue à cacher une partie de la vérité historique», estime Victoire Ingabire Umuhoza, la principale voix d’opposition au Pays des Mille Collines.

Au téléphone de Kigali, à la veille de la commémoration du 25ème anniversaire du génocide, Victoire Ingabire Umuhoza, présidente des Forces Démocratiques Unifiées (FDU-Inkingi), et donc la principale opposante au Rwanda, a encore moins peur de parler qu’auparavant. «Je continue à mener notre combat», dit-elle. Après avoir vécu pendant seize ans en exil au Pays-Bas, elle été condamnée à son retour au Rwanda en 2010, pour «conspiration contre les autorités par le terrorisme et la guerre, minimisation du génocide de 1994 et propagation de rumeurs dans l’intention d’inciter le public à la violence». Elle a passé huit ans derrière les barreaux avant d’être libérée en septembre 2018.

Crimes contre l’humanité

Victoire Ingabire n’a jamais minimisé les crimes commis après l’attentat contre l’avion présidentiel de Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994 par des extrémistes hutus, un génocide qui a coûté la vie à des centaines de milliers de tutsis et de hutus au pays. Mais elle n’a jamais accepté non plus que cela soit la seule vérité. «Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont plusieurs rapports des Nations Unies: tous les partis impliqués dans les événements de 1994 se sont rendus coupables, mais les crimes contre l’humanité commis par le FPR (parti du président rwandais actuel Paul Kagamé, ndlr.) n’ont jamais été condamnés. Pourtant, la population en parle, mais à voix basse par crainte de la répression».

Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, mis en place le 8 novembre 1994 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, avait bien pour mission d’examiner les faits commis des deux côtés. «La Procureure générale, Carla Del Ponte, avait enquêté sur 13 sites où des victimes de crimes contre l’humanité commis par le nouveau pouvoir ont été enterrés, mais on ne l’a pas laissé aller jusqu’au bout», explique Victoire Ingabire. «Dans ses mémoires, Mme Del Ponte raconte explicitement qu’un ambassadeur spécial des États-Unis lui a ordonné d’arrêter». Quand elle est rentrée au pays en 2010, Victoire Ingabire aussi a vu des fosses communes. «La population me les a montrées.»

Para-commandos belges tués

Le Premier ministre belge, Charles Michel (MR), se déplace à Kigali ce weekend pour la commémoration. «Il vient ici surtout pour la société belge», commente Ingabire, «pour commémorer les dix para-commandos (belges, ndlr.) assassinés. Mais le peuple rwandais attend au fond de l’ancien pouvoir colonisateur – entre-temps membre du Conseil de sécurité des Nations Unies – qu’il ouvre le débat sur les crimes contre l’humanité dont on ne peut parler maintenant. Il n’y aura pas de réconciliation dans mon pays tant qu’une partie de la vérité ne pourra être dite et sans que la souffrance de ces victimes soit également reconnue».

Ingabire et les siens ne demandent pas pour autant que les auteurs de ces crimes contre l’humanité soient mis en prison. «Mettre tout le monde derrière les barreaux n’est pas la solution; nous n’avons même pas pu le faire avec les génocidaires. Mais il faut qu’il y ait reconnaissance de ces victimes et de ces souffrances, il faut qu’il y ait des excuses. «Le drame du Rwanda, c’est que la souffrance qui ne correspond pas au discours officiel ne peut pas être exprimée; les gens sont obligés d’assimiler cette souffrance en silence… À un moment donné, cela pourrait encore exploser».

Répression

Comment est-il possible que la réalité ne puisse toujours pas être dite au Pays des Mille Collines? Victoire Ingabire a deux explications. La première: la répression. Au Rwanda, des opposants sont mis en prison ou pire: ils disparaissent, comme le Premier Vice-Président des FDU-Inkingi, Boniface Twagiramana, en octobre dernier, ou ils se font assassiner comme le bras droit de Victoire Ingabire, Anselme Mutuyimana, il y un mois. Il n’y a pas de presse libre ni de société civile indépendante au Rwanda. «Tout est verrouillé.» L’Église, qui a été accusée d’être un acteur du génocide, est prise en otage et ne peut jouer le rôle qu’elle tient par exemple en République Démocratique du Congo.

À part la répression, il y a aussi une inégalité sociale criante au Rwanda. «Les pays occidentaux sont paralysés par l’accusation permanente qu’ils n’ont pas empêché le génocide il y a un quart de siècle», explique Victoire Ingabire. «Entre-temps, le Rwanda est considéré comme le ›Singapour de l’Afrique’: un pays-modèle. Dans les faits, il s’agit de capitalisme sauvage. Les élites profitent de la richesse croissante tandis que les pauvres vivent dans des conditions abjectes». C’est pour cette population oubliée et opprimée que Victoire Ingabire essaie de mettre en place les structures de son parti, tout comme le font aussi son collègue Bernard Ntaganda du Parti Social-Imberakuri, ou la candidate indépendante aux élections présidentielles de 2017, Diane Rwigara. (cath.ch/cathobel/mp)

Maurice Page

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