Fribourg: ils ont contribué à la naissance de la Lituanie indépendante

Avec son aura d’alma mater catholique, l’Université de Fribourg a attiré dès la fin du XIXe siècle des étudiants de l’Europe entière ainsi que des parties occidentales de l’Empire russe. Parmi eux, des Lituaniens, dont de nombreux prêtres, mais aussi des laïcs, qui ont joué un «rôle capital» dans la formation de l’Etat lituanien moderne au début du XXe siècle, relève Mante Lenkaityte Ostermann.

Collaboratrice à la Chaire de patristique et d’histoire de l’Eglise ancienne de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg, Mante Lenkaityte est née en 1976 à Vilnius, la capitale de la Lituanie, alors en URSS. Mais ce n’est pas de l’indicible souffrance de son peuple sous le régime soviétique dont elle veut parler, mais de la longue histoire – méconnue pour la plupart des gens – qui lie l’Université de Fribourg et la Lituanie avant la 2ème Guerre mondiale (*).

Avec l’archevêché de Vilnius

La Lituanienne, arrivée en Suisse pour étudier en 2003-2004, mais installée dans le pays depuis 2007, est à l’origine d’une exposition croisée entre l’Université et le Musée de l’héritage ecclésiastique de l’archevêché de Vilnius. Intitulée «Enfants spirituels de Fribourg – Les étudiants lituaniens à l’Université de Fribourg et la naissance de la Lituanie indépendante en 1918», elle est à voir à l’Université de Fribourg, bâtiment de Miséricorde, jusqu’au 26 avril 2019.

L’exposition comprend dix panneaux ainsi que des exemplaires de thèses de doctorat réalisées à Fribourg par les étudiants lituaniens, conservées à la Bibliothèque cantonale, ainsi que des documents tirés des archives de l’Albertinum. Les prêtres lituaniens étaient alors presque tous logés dans le Convict Albertinum, à la rue de l’Hôpital.

La société d’étudiants Rūta-Lituania

Pour la première fois est ainsi présentée l’activité intellectuelle des Lituaniens ayant étudié à l’Université durant une période allant de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. L’exposition présente leur rôle dans la formation de l’Etat lituanien moderne et leurs activités au sein de la société d’étudiants Rūta-Lituania, active de 1899 à 1934.

«J’ai bénéficié à Fribourg du précieux soutien du professeur Claude Hauser, du Département d’histoire contemporaine. Ce dernier figure parmi les commissaires de l’exposition, réalisée avec le concours d’historiens et de professeurs de Vilnius», souligne Mante Lenkaityte Ostermann.

Devant le drapeau historique de la Lituania (remis au Musée de l’héritage ecclésiastique de Vilnius), elle décrit la bannière qui était conservée dans le bureau des recteurs: d’un côté le chevalier Vytis, symbole de la nation lituanienne, et de l’autre la devise latine du pape Pie X «Omnia Instaurare in Christo» (»tout restaurer en Jésus-Christ»).

Les prêtres lituaniens

Evoquant l’arrivée du premier étudiant lituanien à Fribourg en 1895, elle rappelle que c’était un prêtre, Juozas Stankevičius. «A l’époque, les étudiants lituaniens devaient s’inscrire sous un faux nom. Jusqu’en 1905, ils n’avaient pas la possibilité d’obtenir un passeport pour sortir de l’Empire russe. Il fallait inventer une maladie qui leur permette de partir se soigner à l’étranger !»

Sous les tsars, la Lituanie catholique a beaucoup souffert de la volonté de russification

«Sous les tsars, la Lituanie catholique a beaucoup souffert de la volonté de russification: l’écriture latine était interdite, c’étaient les grands-mères qui faisaient l’école clandestinement en lituanien, car les écoles lituaniennes étaient interdites. Pendant ce temps, le tsar faisait construire des églises orthodoxes… «

La figure du bienheureux Jurgis Matulaitis

Une personnalité attire particulièrement l’attention: celle du bienheureux Jurgis Matulaitis (Matulewicz en polonais), un religieux marianiste polono-lituanien, né en 1871 et décédé en 1927, qui fut béatifié par le pape Jean Paul II en 1987. Il fut, de 1918 à 1925, évêque de Vilnius et, de 1925 à 1927, archevêque titulaire d’Adulis et visiteur apostolique de Lituanie. Il fonda la congrégation des Sœurs de l’Immaculée Conception et des Servantes de Jésus dans l’Eucharistie.

Mais de 1899 à 1902, il avait étudié – clandestinement, surveillance des agents du tsar oblige – à l’Université de Fribourg, où il obtint sa thèse de doctorat en théologie en 1902, avant de devenir professeur à l’Académie impériale de théologie de Saint-Pétersbourg de 1907 à 1911. Il fonda alors la même année, à Fribourg, un noviciat secret pour les religieux marianistes, en activité jusqu’en 1914. «A cette époque, note Mante Lenkaityte, il fallait se méfier des espions du tsar…»

Les espions du tsar

Au début de leur présence à l’Université, Lituaniens et Polonais avaient fondé des sociétés communes. Mais à la suite de «désaccords nationaux», les Lituaniens créèrent, en 1899, leur propre société d’étudiants, nommée «Rūta». Parmi ses premiers membres les plus actifs, la plupart étant des religieux, l’exposition donne les noms des futurs évêques Jurgis Matulaitis et Pranciškus Būčys, ainsi que celui des prêtres Jonas Totoraitis, Jonas Naujokas, Antanas Civinskas, Motiejus Gustaitis, Vincentas Vizgirda et d’autres encore.

«Il s’agissait, dans les premiers temps, de mettre en valeur la langue lituanienne. Elle était considérée, notamment à l’époque polonaise, comme la langue des paysans, alors que l’aristocratie parlait le polonais. Ces étudiants voulaient promouvoir les valeurs nationales, et sous la domination russe, conserver la confession catholique face à l’orthodoxie imposée par le tsar. Puis ensuite est née, au sein de ce fleuron d’intellectuels catholiques lituaniens, l’idée de la création d’un Etat lituanien indépendant».

Avec l’indépendance, la présence lituanienne se raréfie

Pour Mante Lenkaityte, «la période la plus belle pour les Lituaniens à Fribourg a été celle de 1918-1920, avec la Lituanie indépendante. Ils étaient 22 étudiants en 1919. Quand ces intellectuels rentraient au pays, ils devenaient diplomates, professeurs, pédagogues, ecclésiastiques de haut rang. Ils ont contribué à créer les institutions du nouvel Etat, à fonder l’Université Vytautas-Magnus de Kaunas, en 1922».

En Lituanie, les étudiants de l’Université de Fribourg allaient ainsi rapidement devenir les leaders académiques, culturels et politiques de la première République de Lituanie. Avec la création de ce nouvel Etat ayant ses propres Universités et sa propre vie sociale, ce fut aussi le début de la fin de la Lituania.

Les Lituaniens venant étudier à Fribourg se faisant de moins en moins nombreux, l’organisation a fini par se dissoudre. Le 27 mai 1934 est la date de la dernière inscription dans le cahier des comptes rendus des Lituaniens de Fribourg.  De 1899 à 1904, 29 étudiants sont venus à Fribourg en provenance de l’Empire russe – des Russes, des Polonais et des Lituaniens. En 1909, leur nombre s’est élevé à 100, mais après le début de la 1ère Guerre mondiale, il est retombé à 37. De 1918 à 1940, 60 Lituaniens ont étudié à l’Université de Fribourg, tandis que pendant la 2ème Guerre mondiale, il n’y en avait plus que trois. (cath.ch/be)

(*) Ce pays balte acquit son indépendance en février 1918, se libérant de l’Empire russe, qui le contrôlait depuis la fin du XVIIIe siècle, avant de connaître l’occupation soviétique en 1939, puis allemande de 1941 à 1944, puis à nouveau soviétique jusqu’à la nouvelle indépendance en mars 1990.

 

 

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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