Marie-Jo Thiel: «Le 'motu proprio' du pape contre les abus est un premier pas»

Pour Marie-Jo Thiel, professeur à l’Université de Strasbourg et auteure d’un livre de référence de plus de 700 pages, L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs, paru en début d’année chez Bayard, le motu proprio du pape François, publié le 9 mai 2019, est un texte très important par les nouveautés qu’il apporte dans le droit de l’Eglise. Marie-Jo Thiel en a livré un commentaire détaillé pour cath.ch.

Les intertitres sont de la rédaction.  

Le Motu proprio «Vos estis lux mundi" du pape François publié le 9 mai 2019 est un texte très important par les nouvelles procédures qu’il introduit dans le droit de l’Église catholique pour signaler les cas de harcèlement et de violence (et pas seulement d’abus sexuels). Son titre ­»Vous êtes la lumière du monde» (Vos estis lux mundi), – fait référence à un verset de l’Évangile selon Matthieu (5,14) et correspond bien à l’état d’esprit du pape François et à son appel à la responsabilité, à son «plus jamais» eu égard au scandale des abus dans leur caractérisation trilogique : non seulement sexuels, mais aussi de pouvoir et de conscience, ce qui inclut le harcèlement, le pouvoir d’emprise ou les occultations d’abus, principalement par les évêques.

Abus sexuels sur mineurs et sur les personnes vulnérables

Le Motu proprio prend en compte différents types de situation : les abus sexuels commis sur des mineurs de moins de 18 ans, mais aussi sur des personnes vulnérables qui sont définies comme «se trouvant dans un état d’infirmité, de déficience physique ou psychique, ou de privation de liberté personnelle qui, de fait, limite, même occasionnellement, sa capacité de compréhension ou de volonté, ou en tout cas de résistance à l’offense». Cette définition très large peut inclure les religieuses violées, par exemple, mais aussi des séminaristes ou des personnes avec un handicap dont un clerc ou un supérieur hiérarchique aurait abusé…

Est visée également la détention de matériel pédopornographique, ce qui ne manque pas d’intérêt car à l’avenir ce type d’abus pourrait s’accroître… Les modalités de l’abus sont aussi liées à la conjoncture historique.

Le signalement obligatoire

Le Motu proprio a le grand intérêt de faire passer du «il faudrait» à «il faut». Ainsi le signalement (de faits crédibles) devient obligatoire pour tous les clercs et religieux : ils doivent informer «sans délai» l’ordinaire du lieu (l’évêque du diocèse) des situations d’abus dont ils ont connaissance (tout en préservant la présomption d’innocence et en prenant parfois des mesures conservatoires).

Les laïcs n’y sont pas obligés mais y sont encouragés grâce à la mise en place, d’ici juin 2020, d’une instance «facilement accessible pour le public», une sorte de guichet unique non défini dans ses contours – mais cela laisse une marge de manœuvre au diocèse – et susceptible de recevoir les plaintes. De plus les personnes qui signalent des abus doivent être protégées, en particulier quand il s’agit d’un supérieur hiérarchique. Elles ne peuvent subir des mesures «de rétorsion ou de discrimination» en retour. Que cela soit écrit noir sur blanc est nécessaire car la tentation des abus et du pouvoir d’emprise n’est jamais absente…

Dispositions spéciales pour les évêques

Mais quand il s’agit d’évêques ou de supérieurs d’ordre religieux ? C’était un point très attendu puisque le droit de l’Église restait très lacunaire sur ce point. La procédure à suivre et longuement détaillée dans le texte et elle porte la marque du pape François qui, dans sa gouvernance de l’Église, tient compte comme cela n’a jamais été fait dans cette ampleur jusqu’ici, des Églises locales et de l’avis de ses collaborateurs.

En l’occurrence ce Motu proprio intègre les discussions qui se sont tenues au moment du sommet sur les abus sexuels dans l’Église et où les participants, évêques (présidents de conférence épiscopale) et victimes, se sont surtout mutuellement écoutés. Par ailleurs plutôt que de mettre en place un tribunal centralisé à Rome, le pape François compte sur les archevêques métropolitains pour gérer les cas d’abus quand ils concernent un évêque : celui qui reçoit un signalement contre un évêque ou un supérieur saisit soit le Saint-Siège, soit l’archevêque de la province ecclésiastique, qui devient alors l’autorité de référence en lien avec le Saint-Siège.

Une procédure sans les laïcs

Lorsque la personne soupçonnée est un archevêque, Rome est saisi ainsi que l’évêque le plus ancien de la province. Si un évêque estime être en conflit d’intérêt, il doit en informer Rome et se tenir à l’écart de l’enquête. On peut comprendre l’intérêt de délocaliser, mais cette manière de faire n’est-elle pas très fragile, d’autant plus qu’il n’y a pas de laïcs impliqués. Comment ne pas questionner l’impartialité dans ces conditions?

Le temps d’enquête est limité (3 mois sauf exception), ce qui est nouveau et positif, au regard de l’empilement bien connu des dossiers à Rome. Ce type de fonctionnement peut aussi impliquer des experts comme «ressources» pour le travail d’enquête, des experts qui peuvent être des laïcs. Cela est un premier pas, là encore, mais sans doute insuffisant car d’abord ce n’est pas obligatoire, ensuite il serait bon que des laïcs aient aussi un rôle de décision dans le processus judiciaire, enfin il importe que des anciennes victimes y aient leur place. Or à aucun moment le motu proprio n’évoque ces dernières.

Pas de procès public, pas de définition des sanctions

L’archevêque enquêteur a une responsabilité importante. Une fois l’enquête bouclée, il transmet ses résultats à Rome mais là encore, c’est le dicastère compétent qui statue, et donc sans présence de laïcs et sans que le procès soit public. Le texte n’indique pas d’échelle de sanctions, le droit canonique parle de «juste peine», mais reconnaissons que cette expression est approximative. Une présence de laïcs ne permettrait-elle pas de sortir de l’entre-soi?

Pas d’obligation de dénoncer à la justice civile

De surcroît le texte n’impose pas d’obligation de signalement auprès de la justice civile, il renvoie aux lois en vigueur dans chaque État (article 19). Cela n’est pas nouveau puisque le Motu proprio Sacramentorum sanctitatis tutela (et les Normae de gravioribus delictis) de Benoît XVI y appelait dès 2011 et les conférences épiscopales étaient régulièrement interpellées dès lors afin qu’elles mettent en place des Directives pour le traitement des cas d’abus sexuels commis par des clercs à l’égard des mineurs. Les Directives françaises datent de 2015 et ont été mises à jour en octobre 2018.

Mais ne faudrait-il pas rendre obligatoire ce signalement partout où il y a un état de droit? L’Italie laisse le choix à l’évêque du lieu. De fait, dans certains pays la corruption de la police, des juges, des politiques s’oppose à une telle obligation, mais là où il y a un état de droit, cela permettrait à l’évêque de ne pas être juge et partie et pour les victimes de bénéficier d’une procédure judiciaire.

Car justement, et on peut le regretter, quand des évêques sont inculpés, la procédure ne fait nullement mention de procès civils. On peut présumer que cela est inclus dans l’article 19 mais l’articulation entre les deux niveaux de la justice canonique et civile ne va pas de soi, alors même que pour les victimes la justice civile est le lieu où elles sont entendues et ont accès à leur dossier… Le Motu proprio prévoit de les informer du résultat de l’enquête, mais ne leur donne pas accès à l’argumentation, au dossier. Le secret pontifical n’est pas abrogé.

L’attention aux victimes

Le Motu proprio du pape François indique encore que les victimes doivent bénéficier de «soin» : accueil, écoute, assistance spirituelle, médicale psychologique, etc. C’est là un point très positif, mais le texte n’aborde pas la question d’un dédommagement financier.

Au final, ce texte est sans conteste un pas en avant, plus précisément un premier pas dont on attend à présent et la concrétisation des mesures annoncées et les pas suivants. (cath.ch/marie-jo Thiel/mp)

Marie-Jo Thiel : L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs, Paris, 2019, 720 p. Bayard

Maurice Page

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