Jean Vanier: «Il faut retrouver saint François d'Assise»

Une semaine après le décès de Jean Vanier, nous revenons sur cette figure spirituelle forte de notre temps, grâce à une interview publiée en octobre 2018 par «La Vie». Le fondateur de l’Arche y évoque notamment sa conception de l’autorité, à la lumière de Saint François d’Assise. Des paroles particulièrement éclairantes pour le contexte ecclésial actuel.

 

Jean Vanier, faut-il repenser le pouvoir dans l’Église ?

Dans l’Évangile, la question est traitée de manière très claire : Jésus lave les pieds. Jusqu’alors, il était le maître, et voici qu’il fait un geste que Pierre trouve choquant. Et non seulement il le fait, mais juste après il dit : « J’ai fait cela pour que vous le fassiez entre vous ! » Cela devient donc un exemple. Le maître n’est pas plus important que le serviteur. Mais c’est aussi une béatitude. L’autorité, c’est être à genoux. Exercer l’autorité, c’est dire : je suis là, tu es important. Je ne suis pas mieux que toi, mais je veux t’aider à te lever.

 

Nous vous interrogeons sur le pouvoir, vous répondez sur l’autorité. Pourquoi ?

Parce que l’autorité dans l’Église est une chose complexe. Les jeunes séminaristes qui deviennent prêtres travaillent beaucoup là-haut (il montre la tête, ndlr), mais dans leur formation, il faudrait davantage les faire travailler ici (il montre le cœur). Tous les ans, nous recevons des groupes d’une vingtaine de séminaristes. Ils sont super. Ils passent un mois à l’Arche. Ils arrivent avec leurs connaissances de l’école, et nous, tout ce que nous voulons ici, c’est qu’ils établissent des relations. Mais ils sont un peu paumés, c’est frappant. Ils ont tellement appris là-haut (il montre à nouveau la tête)…On leur demande de donner le bain aux personnes de la maison, et ils sont un peu perdus. Si j’étais pape – ce que je ne suis pas ! –, j’insisterais pour que tout prêtre aille passer un an avec les pauvres, les gens de la rue, les personnes âgées dans les Ehpad, les gosses des quartiers, les prisonniers, etc. Beaucoup n’ont pas appris la relation. Souvent, dans l’Église, nous pensons que la relation consiste à dire aux gens ce qu’il faut faire. Dans les écoles aussi, des instituteurs disent aux enfants ce qu’il faut faire. Nous avons trop pris l’habitude de dire aux gens ce qu’ils devaient faire, pas assez de les aimer.

 

Si j’étais pape – ce que je ne suis pas ! –, j’insisterais pour que tout prêtre aille passer un an avec les pauvres.

 

La crise actuelle peut-elle paradoxalement faire du bien à l’Église ?

Quelque chose est en train de bouger. De tout mal sort un bien. Dans la façon dont l’Église a évolué vers le pouvoir au fil des années, un danger s’est fait jour : le cléricalisme et le désir de pouvoir. C’est ce que dit le pape. Il fut un temps où des princes de l’Église se faisaient baiser l’anneau… Toute cette hiérarchie est en train d’être cassée. Quelque chose nous ramène à l’humilité, à l’écoute, au sens profond : la phrase « Aimez-vous les uns les autres » signifie « Rencontrez-vous les uns les autres », sans forcément attendre que les clercs nous disent ce qu’il faut faire. Ce mouvement va continuer 50 ans. Il faudra ce temps pour que ça bouge. Les gens n’ont pas vraiment compris Vatican II. Vatican II est super, mais pour l’accueillir il faut une véritable conversion. Certains pensent encore que le plus important est la qualité de la liturgie ou la hiérarchie avec le pape comme monarque. Il faut revenir au cœur de tout, aux petites communautés de l’Évangile qui doivent être soutenues et appréciées.

 

Concrètement, sur quel modèle se fonder pour réfléchir à cette question du pouvoir ?

En ce qui concerne le pouvoir dans l’Église, il faut retrouver saint François d’Assise. Son exemple est très intéressant parce que, au Moyen Âge, l’Église, c’étaient les abbés, les princes, les évêques, les clercs. Ils se comportaient comme des supérieurs et François est venu faire autre chose. François d’Assise voulait être chevalier – comme papa avait beaucoup d’argent, la voie était toute tracée. Mais il est fait prisonnier et se retrouve un an enfermé dans un cachot. Il tombe malade. Personnellement, je crois que sa maladie est une grande dépression. Un an après, il va mieux, il entre dans un groupe de chevaliers et il tombe à nouveau malade. Il se fait soigner, et cette fois il tombe au plus bas, après avoir été chevalier.

 

En ce qui concerne le pouvoir dans l’Église, il faut retrouver saint François d’Assise.

 

Et voilà qu’il rencontre les lépreux. Quelque chose se passe entre les lépreux et lui, et il dit : « Après avoir vécu avec eux, j’avais une nouvelle douceur dans mon corps et dans mon esprit, et de là j’ai suivi le Seigneur. » Il est converti par les lépreux. Il est changé, en somme. Le deuxième événement important survient à Damiette, lors de la cinquième croisade. Il traverse la ligne, il est pris par les soldats et il va voir le sultan… pour le « convertir », disent certains. En réalité, on ignore ses intentions exactes. Il y est allé parce qu’il savait qu’il devait y aller, comme il savait qu’il devait aller chez les lépreux. Et pour la première fois le sultan a vu un chrétien sans glaive. Ils se sont parlé. Ensuite, François est parti dans les pays musulmans avec le laisser-passer du sultan. Voilà l’autorité de saint François ! La nécessité de l’humilité. Le ministre est le serviteur des autres. Il est revenu à l’Évangile, comme tout le monde peut le faire.

 

D’un François à l’autre… En quoi le pape actuel apporte-t-il sa pierre à l’édifice de cette réflexion sur le pouvoir ?

Il va aux périphéries et il veut que les gens apprennent la sagesse des pauvres. Et la sagesse des pauvres, c’est un cri : « Est-ce que tu m’aimes ? » Je raconte souvent l’histoire d’une de nos responsables de communauté en Australie. Elle s’occupait de prostitués. Un jour, elle rencontre un jeune prostitué en train de mourir d’une overdose dans un parc. Elle le prend dans ses bras, et il lui dit : « Tu veux toujours me changer, mais tu ne m’as jamais rencontré. » Aujourd’hui, on voit deux Églises, celle dont on parle aux États-Unis et que je ne connais pas bien, mais qui voudrait revenir à quelque chose de sécurisant, « on est catholiques, différents et meilleurs que les autres, on a les sacrements »… Et une Église dont parle le pape, qui est une Église de relation, qui va à la rencontre les gens. Au retour du Bangladesh, dans l’avion, un journaliste lui a posé la question clé : « Favorisez-vous l’évangélisation ou le dialogue ? » Il a répondu : « Qu’est-ce que l’évangélisation ? Témoigner de la manière dont on vit l’Évangile, et donc les Béatitudes, la parabole du bon Samaritain, ou encore pardonner 70 fois sept fois… » Tout cela est bien difficile dans notre monde. Pour vivre dans le monde d’aujourd’hui, il faut avoir de l’argent pour que nos enfants fassent de bonnes études, il faut qu’ils aient de bonnes notes à l’école et soient les meilleurs. Nous sommes dans un monde très complexe, avec les valeurs de la société d’un côté et la valeur de l’Évangile de l’autre.

C’est une constante profonde dans la nature humaine que de ne pas croire en sa propre liberté et de vouloir des gens qui vous donnent une sécurité.

 

Cette tension existe au sein même de l’Église !

On entre au séminaire, on devient prêtre, vicaire, puis curé, puis peut-être curé d’une grande paroisse, vicaire général, évêque… À travers ces possibilités peut surgir une sorte de carriérisme complètement à l’opposé de la vision de Jésus. Comment changer cela ? Le pape essaye en parlant de cléricalisme. Il dit, par exemple, que ce ne sont pas seulement les prêtres qui doivent accompagner spirituellement les laïcs, mais aussi des laïcs… Il est en train de faire bouger des choses.

 

Chez beaucoup de croyants, n’y a-t-il pas aussi une attente mal placée vis-à-vis du prêtre, qui doit être comme un maître, au-dessus de la mêlée ?

C’est une constante profonde dans la nature humaine que de ne pas croire en sa propre liberté et de vouloir des gens qui vous donnent une sécurité. La question est : comment retrouver sa propre liberté ?

 

Que peuvent faire les laïcs ?

Les laïcs doivent devenir des femmes et des hommes aimants. Mais comment faire ? Comment créer des disciples de Jésus ? Il faut créer des lieux, des cellules, et on en est très loin. L’école catholique doit être une école de relations avant d’être une école de succès. Mais beaucoup de parents n’aiment pas cela. Ils veulent les 100% de réussite au bac. C’est une bonne chose de réussir, mais comment aider les gens à découvrir que le plus important, c’est la relation ? Je connais des Petites Sœurs de Jésus en banlieue parisienne, qui vivent dans un immeuble de 1100 personnes. À l’entrée, le tarif de différentes drogues est affiché sur le mur. Parfois, la police arrache la feuille, mais elle finit toujours par revenir. Un jour, l’évêque est venu dîner avec elles, et sur le chemin du retour des gens les ont apostrophés depuis un bar: « Hé, petite sœur, viens avec nous, avec ton homme ! » Si on ne construit pas la relation, on bâtit des groupes qui se sentent meilleurs que les autres.

L’autorité, c’est d’abord aider les gens à sortir de l’humiliation pour découvrir qu’ils sont quelqu’un.

 

Comment changer cela ?

That is the question ! Jésus a voulu changer les choses par le lavement des pieds ! Tout ce que je sais, et donc tout ce que je peux dire, je l’ai appris à l’Arche, avec les gens qui venaient ici, humiliés. Pour les aider à avancer il faut leur révéler ceci : je te trouve plus beau que tu n’oses le croire ! À partir de là, ils peuvent commencer à se détendre. Or la plupart des gens ont été humiliés, mis de côté. Ainsi, l’autorité, c’est d’abord aider les gens à sortir de l’humiliation pour découvrir qu’ils sont quelqu’un. Dans Jésus, approche historique (Cerf), José Antonio Pagola montre que les Galiléens, 500 ans avant que Jésus ne vienne vers eux, étaient pauvres et persécutés par les gens du Temple. Jésus allait chez eux et il leur disait : « Le Royaume de Dieu est avec vous. » Il mangeait avec les publicains et les pécheurs. Il ne prêchait pas, il aimait. En cela, il était en réaction avec les gens du Temple, qui se croyaient meilleurs, qui utilisaient la religion pour affirmer une supériorité. Ils exerçaient l’autorité par domination et pas par tendresse. Voilà le drame !

 

Vous êtes un fondateur de communauté, comment ne pas se laisser piéger par le pouvoir ?

Heureusement, nous avons des mandats. Cela ne règle pas tout, mais c’est un garde-fou. La force de l’Arche, ce sont les personnes qu’on a accueillies, parce qu’elles sont vraies. Elles nous aident à revenir sur terre. Comment cela va-t-il continuer ? I don’t know… Ce n’est plus mon boulot. Depuis ma crise cardiaque, je sais que tout est fini. Je passe la matinée à lire et prier. Je mange de temps en temps au foyer. J’ai une vie super. D’autres fondateurs ont voulu rester trop longtemps. Ma chance a été de savoir que je n’avais pas les capacités. L’Arche est une structure très compliquée, car il faut gérer les liens avec l’État, les problèmes financiers, les relations avec le monde de la psychiatrie. C’est beaucoup plus complexe qu’un mouvement religieux. Nous accueillons parfois des grands malades. L’Arche s’appuie sur le respect du plus petit : tout est là.

D’autres fondateurs ont voulu rester trop longtemps. Ma chance a été de savoir que je n’avais pas les capacités.

 

Souvent, quand une personne exerce une autorité dans l’Église, on préfère parler de service. Mais l’autorité et le pouvoir existent, alors ne se voile-t-on pas la face en ne l’assumant pas ?

Un peu ! Les responsables doivent avoir le sens de la règle et de la mission. Quand il y a une règle admise par tout le monde, si l’un des membres de la communauté est désobéissant à la règle, soit il n’est pas à sa place, soit il a besoin d’être aidé. Jésus dit : quand un frère fait quelque chose de mal, il faut aller discuter avec lui. S’il est réticent, il faut y aller à deux ou trois. S’il persiste, il faut aller devant toute la communauté. Parfois, il faut gueuler ! Il faut gueuler particulièrement quand il y a destruction de la vie. Heureusement, le pape gueule. Le plus délicat concerne la confession. Parfois, tout le problème ne peut être réglé par la confession et il est nécessaire d’aller voir quelqu’un d’autre. Je veux dire que parmi les gens qui commettent des injustices, il y en a qui entendent « tu es pardonné » et qui recommencent. Il y a 30 ans, personne ne comprenait ces questions de pédophilie. Quand un prêtre affirmait qu’il ne recommencerait plus, on le croyait… On mesurait mal l’addiction.

 

Quand un fondateur a commis des abus, que faut-il faire de la communauté qu’il a fondée ?

C’est complexe. Parce qu’on ne veut pas faire de la peine… Souvent, cela part de l’idée qu’il faut respecter les gens et ne pas rendre trop public quelque chose qui a blessé des personnes. Alors, comment être dans un grand respect de la communauté et être très ferme pour permettre un renouveau dans la vérité ? Il faut beaucoup de sagesse et de fermeté pour aider ce passage. Dans certains cas terribles, je ne suis pas certain qu’il y ait eu beaucoup de sagesse…

 

Cette sagesse, où la puiser ?

Chez les sages ! Mais il faut les trouver. Je pense à un éducateur américain qui avait souffert de dépression et qui s’en était sorti. Je pense qu’il faut avoir beaucoup souffert pour être sage. Avoir été humilié et être resté lumineux à l’intérieur. C’est un don que peu de gens ont. Cela demande un énorme sens de l’humain, de voir tout dans la lumière de Dieu, et d’agir à l’intérieur de la prière. Parce qu’il y a des choses trop compliquées. Et l’Église qui est un don de Dieu, un don précieux, que beaucoup critiquent, est une Église pauvre qui a besoin de prophètes. Il faut de la sagesse et des coins de stabilité. Le pape est un coin de stabilité. Et quand on voit l’histoire de la papauté contemporaine, il y a une stabilité, même si les papes sont très différents. Chacun est prophétique. Le prophétisme de ce pape-ci, c’est ce qu’il dit des pauvres. Cela, il faut l’écouter. (Il tape des doigts sur son fauteuil comme pour souligner ses propos.) Benoît XVI le disait : le futur de l’Église est dans les petites communautés. Quelles seront ces communautés ? Je pense qu’à l’avenir il y aura des communautés où on accueillera des paumés, parce qu’il y a énormément de paumés. Des petites communautés vivantes, aimantes et joyeuses. Là où il y a Dieu, il y a de la joie. Sinon, ce n’est pas drôle ! (la vie/cath.ch/dp/mlk/ach)

 


Jean Vanier, était né en 1928. D’origine canadienne, à partir de 1964 il a fondé les communautés de l’Arche : des lieux où vivent et travaillent ensemble des personnes adultes en situation de handicap mental et celles qui les accompagnent. Aujourd’hui, on compte 147 communautés à travers 37 pays du monde.

 


Cette interview a Jean Vanier a été publié l’11 octobre 2018 par le journal français «La Vie».

Davide Pesenti

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