Une idéologie peut tuer

La mort du philosophe Michel Serres me donne l’occasion d’aborder de front un sujet difficile : l’impact mortifère d’un certain savoir économique que l’on enseigne comme une vérité révélée aux étudiants de première année de science économique dans toutes les grandes universités européennes et américaines.

Ce savoir s’appelle la microéconomie. Il fait croire aux jeunes que l’économie se résume à une maximisation d’utilités individuelles mesurées en monnaie indépendamment du temps et de l’espace. Exit le temps. Tous les choix se font dans l’instant et sans incertitude. Exit l’espace. La terre est réduite à une ressource dans laquelle on peut puiser sans limites. Elle n’a pas de logique propre. Elle n’est pas un sujet mais un objet. Tout le contraire du propos de Michel Serres dans son livre Le contrat naturel et de celui de notre pape dans Laudato si’.

Cette vision purement instrumentale de la nature a deux graves conséquences. La première est la volonté de donner un prix à tous les biens naturels en croyant faussement que la hausse de leur prix permettra de réduire leur utilisation. Un exemple de cette contre-vérité est le pétrole. Son prix ne varie pas selon la quantité demandée et le niveau de la ressource. Il est politique. Il est fixé par les Etats producteurs et les grandes compagnies de façon à rendre dépendants les consommateurs et à prolonger le plus possible l’utilisation des gisements. De cette façon, la fin des énergies fossiles est repoussée bien au-delà de l’horizon pourtant crucial de 2030. Et le consommateur reste impuissant car il a besoin de son véhicule pour le travail s’il habite loin des grandes villes et si les transports en commun font défaut.

«Ce n’est pas la technique qui nous sauvera des crises écologiques»

La deuxième conséquence de ce modèle économique est la croyance que les biens naturels et le capital technique sont substituables en tant qu’objet. Ne comprenant pas les logiques naturelles et les écosystèmes, ces économistes se donnent l’illusion qu’ils résoudront les problèmes écologiques par la technique. Or la réduction massive de la biodiversité qui menace l’humanité est justement le fait de l’utilisation sur une grande échelle de capitaux techniques et de la chimie industrielle en agriculture. La hausse du climat est en partie le fait de l’utilisation d’engins de transport fortement émetteurs de CO2 (paquebots, avions, camions, voitures de tourisme). Ce n’est pas la technique qui nous sauvera de ces deux crises, mais le respect de certaines limites naturelles et un changement de modèle qui privilégiera les circuits courts et les petites structures, par exemple l’économie circulaire, au détriment des transports mondialisés et des grandes structures gourmandes en capital.

«L’économie ne peut pas faire le bonheur des hommes mais peut faire leur malheur»

Michel Serres montrait dès 1990 que la nature était oubliée. Il prônait un contrat de partenariat entre celle-ci et l’être humain. Sa vision est à l’opposé de la conception de la nature pour la grande majorité des économistes. Dès lors, le dialogue entre l’écologie et ces économistes est impossible. Ces derniers veulent régir l’écologie par le marché, oubliant que dans le domaine des biens publics, dont la biodiversité et le climat font partie, seules sont efficaces la loi et les normes qui sont du domaine du politique. Mais Il faut que celles-ci accompagnent une compréhension par les personnes des contraintes imposées par la nature. Autant le marché est intéressant pour aider aux choix individuels, autant il est impuissant en termes de choix collectifs.

Pour proposer de vraies solutions, les économistes vont devoir abandonner les fondements d’une idéologie née dans l’Europe industrielle du 19ème siècle et qui s’est répandue mondialement, grâce à son outil mathématique, à la fin du 20ème siècle. Le grand économiste John Maynard Keynes disait que l’économie ne peut pas faire le bonheur des hommes mais qu’elle peut faire leur malheur. Après l’exemple du communisme, nous avons sous nos yeux l’exemple d’une autre idéologie tueuse: celle d’une société de marchés complètement dérégulés qui ignore le bien commun.

En cette période de vacances, apprenons ou réapprenons à découvrir les logiques naturelles pour les réintroduire petit à petit dans nos vies quotidiennes. Sur ces sujets, Michel Serres et notre pape François sont des visionnaires.

Jean-Jacques Friboulet

11 juin 2019

 

 

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