Le clos des moines de Lavaux (1/8)

Le vignoble de Lavaux célébré lors de la Fête des Vignerons et inscrit au patrimoine mondial de l’humanité depuis 2007 doit en fait son existence au travail des moines du Moyen-Age. Leur héritage perdure sur le terrain et dans les verres de chasselas pétillant.

Au début de l’Empire romain, la rive nord du lac Léman devient importante pour les communications entre l’Italie, la Gaule et l’ouest de la Germanie. Le climat agréable incite sans doute les Romains à y planter de la vigne. Mais ce sont les moines cisterciens qui défrichent la forêt et créent le vignoble de Lavaux, au XIIesiècle.

A cette époque, la viticulture se pratique sans doute sur tout le Plateau, ainsi que dans les vallées alpines. Des abbayes et des seigneurs fonciers laïques l’encouragent. Les cisterciens sont les premiers à essarter le coteau dont la pente ne permet pas une exploitation agricole. Ils l’aménagent en terrasses artificielles vouées à la culture de la vigne. Un travail pénible et de longue haleine, approprié à la persévérance des moines. Mis bout à bout, les murs de vignes de Lavaux s’étendraient sur une longueur de 400 km.

Les moines cisterciens

Lorsque Robert de Molesme fonde, dans un lieu isolé, l’abbaye de Cîteaux en 1098, il n’imagine pas la prospérité à venir de son ordre. Vivant dans l’ascèse et le recueillement, les premiers cisterciens peinent même à trouver une relève. Mais lorsque Bernard de Clairvaux rejoint Cîteaux, il transforme la petite abbaye isolée en un ordre universel qui essaimera dans tout l’Occident. A sa mort, l’abbaye compte près de 350 filiales dont plusieurs sur le territoire actuel de la Suisse romande.

Héritiers des bénédictins, les cisterciens deviennent les principaux producteurs de vin de l’époque. Ils disposent de vastes domaines. Celliers, pressoirs, caves, techniques de culture et de vinification leur appartiennent en exclusivité. Les cisterciens disposent en outre d’un atout supplémentaire. Chaque abbaye possède une série de filiales agricoles, appelées ‘granges’. Exploités, non pas par des fermiers, mais par les frères convers, qui ne sont pas astreints à la récitation des offices, et exempts de droits féodaux, ces établissements prospèrent rapidement.

Lausanne, ville d’empire

L’histoire de Lavaux est indissociablement liée à la ville de Lausanne. Durant le Moyen-Âge la ville est un pôle religieux, culturel, politique et économique important. Une cinquantaine d’évêques se succèdent à la tête d’un diocèse qui couvre le Pays de Vaud, le canton de Fribourg, celui de Neuchâtel ainsi que de la moitié des cantons de Berne et de Soleure. Lausanne, ville d’Empire et siège de l’évêché va croître en importance jusqu’à la fin du XIIIe siècle, moment où elle consacre sa cathédrale.

Les évêques saisissent très bien l’importance et l’intérêt du développement des abbayes cisterciennes. Dans les luttes de pouvoir qui les opposent à leurs nombreux adversaires, les moines font figure d’alliés fidèles. Plusieurs d’entre eux serviront d’ailleurs de chancelier ou de conseiller auprès du prince-évêque. Ils comprennent aussi l’importance du développement économique de la région.

Une vigne pour chaque monastère

L’implantation de plusieurs abbayes cisterciennes dans le diocèse va donner l’impulsion nécessaire au développement de Lavaux.

L’abbaye d’Hauterive, dans le canton de Fribourg, est fondée en 1138 par Guillaume de Glâne. Dès sa création, l’évêque de Lausanne lui fait don des Faverges (les forges) de Saint-Saphorin, sur les rives du Léman.

En 1141, l’abbaye cistercienne de Montheron, fondée six ans plus tôt, dans la vallée du Talent, au nord de Lausanne, par l’évêque Girard de Faucigny, reçoit elle aussi des terres à l’est du Dézaley ‘pour y planter des vignes’.

Fondée en 1134 par Cherlieu de Bourgogne, sous le patronage de l’évêque de Lausanne Guy de Maligny, l’abbaye de Haut-Crêt, près d’Oron, reçoit la partie occidentale du Dézaley.

Fondée en 1137 à Ogoz, en Gruyère, l’abbaye d’Humilimont-Marsens accueille des chanoines prémontrés et des moniales observant la règle de Saint-Augustin. Elle dépend de l’Abbaye du Lac-de-Joux qui fonde en 1141 un couvent pour femmes aux Rueyres, sur le territoire de la paroisse de Saint-Saphorin. Si les religieuses plantent les premières vignes, l’ordre envoie quatre ans plus tard des moines gruériens en renfort. Leur souvenir perdure dans la dénomination domaine d’Ogoz.

Religion et économie font bon ménage

L’importance du vin pour les cisterciens a bien sûr un aspect religieux puisqu’il est un des deux aliments nécessaires à la célébration de la messe. Chaque abbaye doit donc pouvoir en disposer en quantité suffisante. En outre, les techniques de production de l’époque ne permettent pas de le conserver longtemps, ni de le transporter au loin. Raison pour laquelle, pratiquement chaque établissement monastique possède une vigne.

Même pour des moines, l’aspect économique n’est pas négligeable. La qualité de leurs vins leur acquiert une bonne réputation auprès des marchands et des consommateurs. En offrant les meilleurs vins à leurs hôtes de passage, les abbayes s’attirent les bonnes grâces et la protection des puissants de la société médiévale. Le devoir d’hospitalité envers les voyageurs fait partie de la règle de saint Benoît. Outre le logis, la nourriture et la boisson, sont, comme aujourd’hui, des critères de qualité. Après s’être régalés, les riches visiteurs ne manquent pas d’acheter les vins qu’ils ont appréciés et pourquoi pas d’y ajouter quelques donations.

«En 1392, l’inquisiteur qui loge à l’hôpital d’Yverdon se plaint du vin. Il exige un cru de qualité supérieure et demande du vin de Lavaux. Cette requête se traduit par une note dans les comptes qui justifient une dépense extraordinaire pour l’achat de vin cher.» L’anecdote rapportée par l’historien Jean-Daniel Morerod prouve que les vins des domaines monastiques possèdent une réputation et une valeur marchande conséquente.

Selon des documents d’archives, entre 1344 et 1350, le prix du muid de Dézaley (environ 600 litres) a oscillé entre 60 et 140 sols sur le marché lausannois. A cette époque, un maçon gagne deux sols par jour.

Grandeur et décadence

La prospérité des vignobles monastiques va cependant connaître un coup d’arrêt assez brutal au milieu du XIVe siècle. En 1346-1348, la peste noire fauche un tiers la population en Occident. Le recrutement des frères convers, déjà ralenti, se tarit. Le système des ‘granges’ se délite. Les moines se retirent dans leurs abbayes et renoncent à la viticulture. Dès la fin du siècle, les vignes sont affermées à des gérants, ancêtres des vignerons-tâcherons actuels, qui restituent aux monastères une partie de la récolte.

Des abbayes aux destins variés

L’abbaye de Haut-Crêt brûle dans la première moitié du XIVe siècle. Sa reconstruction n’est pas achevée en 1365, et le monastère ne retrouvera pas jamais sa puissance. Après la conquête du Pays de Vaud par les Bernois en 1536 et le passage à la réforme protestante, les nouveaux maîtres s’approprient les biens du couvent. Les vignes sont attribuées au bailliage d’Oron, avant d’être vendues à la ville de Lausanne en 1803. D’abord transformé en hôpital, le site est abandonné dès 1556. Il tombe en ruine et finit par disparaître jusqu’à sa redécouverte lors de fouilles en 2006.

Montheron connaît un sort à peine meilleur. A la fin du XVe siècle, l’abbaye est victime d’un incendie. Reconstruite elle devient une église réformée en 1536. Une partie des moines adoptent la foi nouvelle. L’un d’eux Antoine Guillard devient le premier pasteur de la paroisse. Les Bernois remettent à la ville de Lausanne les vignobles de l’abbaye de Montheron, comme l’atteste encore aujourd’hui le nom de domaine ‘Clos de l’abbaye’. L’église du monastère, en mauvais état, est démolie en 1590. Une nouvelle église sera érigée en 1776-78. Avec l’auberge de Montheron, elle perpétue la mémoire de l’abbaye cistercienne.

L’abbaye gruèrienne d’Humilimont est, elle, supprimée par le pape en 1580. Ses biens, dont ses vignes de Lavaux, sont attribués au Collège St-Michel fondé à Fribourg par les jésuites. Les vignes du collège seront finalement intégrées au domaine de l’Etat de Fribourg en 1962.

Les vignobles d’Hauterive persisteront beaucoup plus longtemps. Située en terre catholique, l’abbaye échappe à la Réforme et conserve ses propriétés en Lavaux. Après la guerre du Sonderbund, le nouveau régime radical supprime l’Abbaye, en 1848. Il confisque ses vignes qui appartiendront désormais à l’Etat de Fribourg. Avec ses 15,4 ha, le domaine des Faverges reste le plus grand de Lavaux.

Dans un petit retour de l’histoire, le Conseil d’Etat fribourgeois remettait à l’Abbé d’Hauterive, Marc de Pothuau, un cep de chasselas des Faverges, «pour rendre une part à l’Eglise». (cath.ch/mp)

Maurice Page

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