apic/Haïti/ reportage Jacques Berset
APIC – Reportage en Haïti
Georges Conus, un apôtre fribourgeois dans les Cahos (030795)
Chénot, mai 1995 (APIC)
Jacques Berset, Agence APIC
Emplie à craquer des courses faites en ville – on ne trouve pratiquement
rien dans les Cahos, notre lointaine destination -, la jeep zigzague entre
les nids de poule qui gangrènent le macadam. Sur certains tronçons, des enfants quêtent auprès des automobilistes tout en comblant de terre de profonds cratères… avant de les excaver à nouveau la nuit venue! Ingénieuse
façon de gagner quelques gourdes, mieux en tout cas que la mendicité qui
assaille partout le visiteur dans les rues de Port-au-Prince…
Nous avons dépassé St-Marc, sur la route nationale Port-au-Prince/Cap-Haïtien, la chaleur est moite, annonciatrice de la saison des pluies. Voici
que le Père Georges Conus, au volant de la jeep, doit négocier les virages
de façon acrobatique. « C’est le plus grand axe routier du pays:regardez
dans quel état il est! » Rien n’a été fait depuis le départ du dictateur
Jean-Claude Duvalier, « Baby Doc », en 1986. Des années de terreur et de
plomb ont paralysé toute initiative et décimé les mouvements populaires.
Toujours la crainte
On le sent bien, le président élu Jean-Bertrand Aristide, chassé par un
coup d’Etat militaire qui fit au moins 5’000 morts, jouit toujours d’une
grande popularité auprès du peuple. Mais malgré le retour tant attendu de
« Titide », tout le monde n’a pas encore relevé la tête. Les « macoutes », qui
attendent leur heure, pourraient revenir!
Les forces qui terrorisaient le pays n’ont pas toutes été désarmées par les
militaires américains qui donnent le ton dans le pays depuis le départ des
putschistes et qui commandent le contingent multinational envoyé dans le
cadre de la Mission des Nations Unies pour Haïti (MINHUA). Les « zenglendos », bandes armées dont on ne sait s’il s’agit de criminels de droit commun ou d’anciens militaires et paramilitaires obéissant à un plan de destabilisation du président Aristide – créent un climat d’insécurité. Chaque
jour, trois personnes connaissent une mort violente à Port-au-Prince.
Devant nous, des engins de chantier Caterpillar élargissent un tronçon de
route. Ce n’est pas du luxe, nous venons de faire près de trois heures pour
parcourir les 130 kilomètres qui séparent la capitale de Petite-Rivière de
l’Artibonite, le « camp de base » d’où nous partirons à l’assaut de la chaîne
des Cahos, dans le Massif des Montagnes Noires.
Aux alentours de Tite-Rivière, dans un décor de rizières et de bananeraies
vert tendre, nous tombons nez à nez avec un veau drapé de rouge au milieu
d’un cortège haut en couleurs, bannières au vent, avec tambours et saxophones, emmené par le « hougan », le prêtre vaudou. C’est bientôt le crépuscule,
nous n’assisterons pas à ce sacrifice rituel d’une religion qui imprègne
toute l’atmosphère haïtienne.
L’eau détournée
L’alimentation en eau potable de la ville ne fonctionne plus, des « malins »
en ont pris le contrôle, se vantant d’avoir gagné en un rien de temps 1’800
dollars haïtiens (9000 gourdes) avec ce trafic illicite. L’équivalent de
250 salaires minimaux journaliers, le salaire minimum journalier étant de
36 gourdes (3francs suisses). Des privés et des employés du service municipal des eaux ont détourné une canalisation, stocké l’eau dans des bassins
pour la vendre 5 gourdes le gallon aux habitants. Et que fait le maire, élu
sur la liste « Lavalas » du président Aristide, se demande-t-on? Pendant ce
temps, des hommes, des femmes et des enfants sont forcés de se laver dans
les canaux d’irrigation à l’eau fétide et trouble…
Après avoir chargé les mulets aux premières lueurs de l’aube, c’est le départ pour la paroisse de Chénot, quelque 30’000 âmes, des paysans dispersés
dans les mornes. Près de 1’000 mètres de dénivellation, 28 kilomètres de
marche sur des sentiers accessibles seulement aux mulets… et aux humains!
Le Père Georges, déjà coutumier de l’effort à venir, taille un gros bâton,
ceint son front d’un grand mouchoir pour la sueur, récupère son chapeau de
paille et remplit sa gourde. Soeur Sainvil, la supérieure de la Fraternité
des Petites soeurs de Ste-Thérèse – trois religieuses travaillent avec
l’équipe pastorale de Chénot – nous accompagne, portant sur la tête un gallon d’eau, à la mode haïtienne, et la nourriture pour la route.
A mesure que le soleil se fait plus ardent et le sentier étroit, la progression devient plus pénible. Nous croisons des ribambelles de femmes et
des hommes aussi, sortis d’on ne sait où. Il n’y a pas de vrais villages
dans ces pentes. Pieds nus sur les roches coupantes, les femmes s’en vont
au marché à des heures de marche, portant sur la tête qui un régime de bananes, qui une cuvette de mangues ou de pois, qui trois lourds cylindres de
rapadou, un sirop de canne à sucre aggloméré. Des cabris broutent les raides talus en compagnie d’une vache maigre. De rares manguiers et des palmiers font de l’ombre, parfois un arbre-trompette. La morne d’en face n’est
plus qu’une surface pelée, toute la couverture végétale est partie. On a
abattu les arbres pour faire du charbon de bois…
« Ankouraje! », prends courage, persévère!
Plus notre groupe se rapproche du centre de la paroisse, plus les gens reconnaissent le Père Georges et le saluent amicalement d’un chantant « bonjou! » ou « bonswa! » (Bonsoir, que l’on prononce déjà à midi). Le prêtre leur
adresse la parole en créole, et les quitte avec cette expression significative: « Nap kembe » (On tient bon), « Ankouraje! » (prends courage, persévère).
Une parole souvent sur les lèvres du prêtre glânois qui manie la langue du
peuple avec une aisance déconcertante. Il est dans son bain, proche des
gens, et les paroissiens apprécient visiblement sa simplicité naturelle.
La vie est d’une simplicité biblique
La vie dans les Cahos est d’une simplicité biblique. L’eau, il faut aller
la chercher avec des seaux, plus bas, à la rivière. Le Père Georges s’est
transformé, par la force des choses, en menuisier, en constructeur de routes, en électricien… L’électricité? Inexistante, à Chénot, à part les
deux panneaux solaires installés par le missionnaire entreprenant qui permettent l’éclairage de l’église et du presbytère. Luxe suprême dans ce décor frugal et instant surréaliste: le curé s’est installé devant son ordinateur, sur l’imprimante sort un programme d’activités pour les chapelles.
Une ligne pastorale libératrice
A Chénot, explique Georges Conus, si la ligne pastorale se veut libératrice, il n’y a pas à proprement parler de communautés de base, de « Ti Kominote Legliz » (TKL), mais plutôt une fédération de communautés paroissiales
gravitant autour du Centre et des chapelles périphériques. Si pour les gens
d’ici la vie de l’Eglise est centrée d’abord sur la liturgie et les sacrements, l’équipe pastorale essaye de faire passer la dimension communautaire, notamment à travers la préparation aux sacrements. C’est une occasion
de sensibiliser les familles et les individus aux aspects de la justice et
de la paix (Jistis e Lapè) présents au sein du message chrétien, aux enjeux
de l’éducation scolaire, sanitaire, écologique.
Sachant que la déforestation désertifie les mornes, le message du missionnaire fribourgeois se veut très concret: lors de la préparation au baptême
par exemple, le curé demande aux parents de préparer un plant d’arbre fruitier – manguier, avocatier, caféier ou cocotier – et un autre plant pour le
bois de feu. Il les bénit lors de la dernière réunion de préparation, en
soulignant que ces arbres porteront du fruit lors que l’enfant sera grand.
Un bon moyen de conscientiser des paysans qui sont souvent forcés de détruire leur environnement pour survivre.
Les « pierres vivantes » de la communauté paroissiale
A peine remis des fatigues de la longue montée, il est temps déjà de rencontrer les responsables de Chénot dans l’église de pierre de taille construite dans les années cinquante par un missionnaire breton. Ces responsables sont les vraies « pierres vivantes » et l’ossature de la communauté paroissiale. Ils sont « antèt » (coordinateurs), sacristains, prédicateurs, catéchistes, chargés de la liturgie, de la chorale, de l’apostolat…
Bénévoles très motivés qui consacrent de nombreuses heures à leur Eglise,
ils le font tout simplement par conviction. « En raison de notre vocation
baptismale », « parce qu’un chrétien ne se laisse pas dominer par l’argent »,
« parce que nous sommes encouragés par l’attitude du curé », témoignent tour
à tour Jean Célismène, Espérandieu ou Présandieu.
Ils sont venus à pied des lointaines chapelles de Belè (Bel-Air), de Kalfou
Jozèf (Carrefour Joseph), Kalfou Woche (Carrefour Rocher), Fakoun (Facoune), Ilè (Hilaire) et Lakwa (Lacroix). Presque tous paysans, il y a aussi
parmi eux un enseignant et un charpentier et un tiers de femmes. Sans eux,
le curé ne pourrait rien faire! Ils dirigent les célébrations de la parole
organisées en l’absence du prêtre, préparent les sacrements dans les chapelles, que le prêtre ne peut visiter chaque mois.
Dans cette communauté, relève le missionnaire de Bethléem, une conscientisation avait déjà été faite dans le passé. Mais le prêtre doit être un peu
le catalysateur pour que les gens passent à l’action: « Je ne fais rien pour
les gens, je les interpelle! » Leur relative passivité s’explique aisément:
toute organisation communautaire a été détruite par le tout-puissant « chef
de section » à l’époque de la dictature. Trente paysans de Chénot ont été
assassinés, parfois de façon bestiale avec un bâton clouté ou à la machette, par le redouté Onondieu Paul, actuellement emprisonné à Pétionville.
Aujourd’hui, les gens de Chénot parlent encore avec crainte de cet homme de
petit format, vêtu avec élégance, couvert des bagues et des bijoux confisqués à ses victimes. Ils racontent qu’il a taillé en pièces un paysan avec
sa machette et a donné les restes à manger aux chiens, qu’il a possédé 52
femmes, dont de nombreuses jeunes filles violées devant des parents impuissants. « Bòkò », sorcier vaudou, « il se servait de sa main gauche » (celle
utilisée pour faire le mal) et tenait ainsi les gens sous sa coupe. Les
gens n’osent pas trop en parler. « Et s’il revenait? » (apic/be)
Encadré
Une équipe pastorale
Georges Conus fait équipe avec un jeune prêtre haïtien dynamique, le Père
Jean-Yves Jean-Noël, surnommé familièrement « Père Dou », curé de la paroisse
voisine de Pérodin (que nous présenterons dans le prochain numéro de Bethléem). La ligne pastorale est commune, ainsi que le travail avec les animateurs, les sessions de formation pour les catéchistes et les conseils du
Centre de la paroisse et des chapelles extérieures qui gravitent autour,
dispersées parfois à des heures de marche dans les mornes. Les réunions ont
lieu une fois à Chénot, une fois à Pérodin. Le conseil de paroisse – qui
s’occupe aussi bien des aspects matériels que pastoraux – est composé de
représentants des divers groupes d’apostolat, d’animation, de catéchèse actifs sur le territoire de toute la paroisse.
Les sacristains, ainsi appelés dans l’Artibonite, équivalent aux directeurs
de chapelle ailleurs en Haïti. Ce sont les catéchistes principaux qui dirigent les célébrations de la parole organisées en l’absence du prêtre. « On
exige qu’ils soient toujours trois au minimum pour présider afin que cela
soit bien distinct de l’eucharistie, que l’on ne fasse pas de confusion ».
Quand le prêtre visite une chapelle – à pied, à plusieurs heures de marche
du centre – les offices sont dirigés par des laïcs au Centre et dans les
autres chapelles. Il y a toujours dans ce cas un commentateur, un président, un lecteur ou une lectrice, un animateur/trice de chants. (apic/be)
Les photos de ce reportage peuvent être commandées auprès de l’agence CIRIC, Case postale 405, Boulevard de Grancy 17 bis, 1001 Lausanne, tél.
021/617 76 13, fax 021/617 76 14.
On peut aider le projet de l’équipe du Père Georges Conus par le biais du
CCP 17-1480-9, (Missionnaires de Bethléem, Fribourg, Mention: « Pour le P.
Conus »).
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/apic-haiti-reportage-jacques-berset/