À Douanne, la vocation bénédictine de la vigne (4/8)

Patrick Ledergerber n’est pas vigneron. Mais l’engagement de ce moine bénédictin pour le vignoble appartenant à l’abbaye d’Engelberg (OW) situé à Douanne (BE) révèle sa passion pour le monde et la tradition viticoles.

Agrippés aux coteaux septentrionaux du lac de Bienne, les vignes du domaine «Engelberg» témoignent d’une longue histoire liée aux moines bénédictins. Après six siècles dans les mains de différentes familles vigneronnes de la région, le vignoble est depuis trois ans retourné à la propriété de l’abbaye d’Engelberg.

Chapeau blanc et regard attentif, le Père Ledergerber incarne fidèlement la relation séculaire que les moines bénédictins entretiennent avec la vigne. Pour ce dernier, cellérier à cette même abbaye et curé du village obwaldien, le rachat du domaine est un rêve devenu réalité. Une acquisition rendue possible grâce à son intuition et à sa ténacité.

Cath.ch l’a rencontré sur la terrasse du restaurant Engelberg à Wingreis, à l’endroit même où, au cours du moyen-âge, surgissait le premier domaine viticole de son abbaye.

 

D’où vient le fait que l’abbaye d’Engelberg possède aujourd’hui des vignes à 150 km de distance ?

Au début du XIIIème siècle, l’abbaye d’Engelberg avait reçu en don ces trois hectares de vignes ici à Douanne. Des vignerons-tâcherons ont travaillé ce vignoble pour notre monastère jusqu’en 1433, lorsque les moines ont décidé de le vendre à un vigneron de la région du lac de Bienne. À cause de la distance – à l’époque il fallait compter plusieurs jours de voyage pour s’y rendre – il était en effet très difficile de garder les contacts et surtout de contrôler le travail effectué dans les vignes. Pour palier à ce manque, et surtout faire face à ses nécessités, l’abbaye a acheté d’autres vignes plus proches, situées au bord du lac de Zurich.

Au fil des siècles, le domaine de Wingreis est passé dans les mains de plusieurs propriétaires. Des bâtiments qui abritaient les vignerons-tâcherons depuis l’époque baroque, ne subsiste aujourd’hui qu’un petit pavillon avec toit galbé à quatre arêtes construit sur l’ancien mur riverain du domaine. Le lien avec le monastère, toutefois, a perduré dans le temps grâce au nom du domaine et de son vin.

Je suis très heureux et reconnaissant de cet accueil qui permet de travailler sereinement et d’offrir à ce vignoble de nouvelles perspectives.

Comment est-ce que ce vignoble est revenu à la communauté d’Engelberg il y a trois ans?
Personnellement, je me suis toujours demandé comment ça se faisait que ce domaine viticole s’appelait «Kloster Engelberg». À partir des années ›90, j’ai tissé de bons contacts avec la famille Hans-Ruedi Hirt – qui représente la troisième génération – à laquelle ont appartenu ces vignes durant la deuxième moitié du XXème siècle. Et lorsqu’en 2014 l’ancien propriétaire a décidé de vendre, faute d’intérêt de la part de ces fils à reprendre l’activité viticole, je me suis dit que la bonne occasion de racheter ces vignes était arrivée. C’est ainsi qu’en 2017 le domaine est revenu à l’abbaye d’Engelberg après presque 600 ans de séparation.

Quelle a été la réaction de la communauté à votre proposition de racheter ces vignes?
L’idée a trouvé des échos très positifs. Les 20 confrères ont soutenu dès le départ cette initiative. En même temps, il faut souligner à quel point les autres vignerons de la région du lac de Bienne se sont réjouis de cette solution. Je me demandais, en effet, comment ils prendraient le fait que quelqu’un d’inconnu dans la région reprennent ces vignes. Je suis finalement très heureux et reconnaissant de cet accueil qui permet de travailler sereinement et d’offrir à ce vignoble de nouvelles perspectives.

Comment se déroule la vinification, le stockage et le transport du vin jusqu’à Obwald?
En 2017, nous avons confié le vignoble à Beat Burkhardt, du domaine Bielerhaus à Ligerz, qui la même année a été primé comme meilleur vigneron bernois. Deux tiers des raisins sont intégrés à sa production, un tiers est vinifié séparément au nom du monastère. Annuellement, nous produisons 6’000 bouteilles de chasselas et 1’500 de pinot noir. À l’avenir, nous envisageons d’augmenter encore légèrement la production.

Le raisin est vinifié sur place et le vin stocké dans les caves de Beat Burkhardt. Une fois mis en bouteille, le vin est transporté à l’abbaye et vendu exclusivement dans notre magasin monastique ainsi qu’aux restaurants de la vallée d’Engelberg. Car nos caves au monastère n’abritent aujourd’hui que des tonneaux vides et sont louées pour des apéritifs ou d’autres manifestations.

Et tout bientôt nous lancerons même une eau-de-vie! Une belle nouveauté qui valorise davantage notre projet de relancer et mieux faire connaître ce vignoble.

Comment assurez-vous le contrôle de qualité?
Nous avons des contacts réguliers avec Beat Burkhardt et une relation qui se base sur la pleine confiance. Néanmoins, une fois par année un «comité de qualité» rend visite aux vignes et à la cave Bielerhaus. Il est composé d’Yves Beck et Jean Solis, deux dégustateurs renommés de la région, ainsi que de l’administrateur de l’abbaye et de moi-même. L’objectif de cette journée d’inspection est de vérifier la qualité des vins qui mûrissent dans les tonneaux, ainsi que de parcourir le vignoble. C’est une belle occasion pour se rendre vraiment compte de comment avancent les travaux viticoles et des qualités que le prochain vin de l’abbaye va présenter.

Les moines bénédictins ont toujours entretenu un rapport étroit avec la vigne. Qu’en est-il de nos jours?
Bien qu’aujourd’hui ce ne sont plus des moines qui travaillent dans les vignes, la viticulture demeure d’une grande importance pour un monastère. Et cela non seulement en vue des nécessités liturgiques, mais aussi pour la consommation durant les repas communautaires. Il nous arrive, notamment lors des jours de fête, d’accompagner nos repas avec le vin produit ici.

Bien qu’aujourd’hui ce ne sont plus des moines qui travaillent dans les vignes, la viticulture demeure d’une grande importance pour un monastère.

Il ne faut pas oublier que selon la règle de saint Benoît, le monastère doit vivre en autarcie. Et la règle bénédictine parle aussi explicitement de la quantité quotidienne de vin permise: «Toutefois, ayant égard au tempérament des faibles, nous pensons qu’une ›hémine’ de vin par jour suffit à chacun. Ceux à qui Dieu donne la grâce de s’en abstenir, sauront qu’ils recevront une grâce particulière.» Les commentateurs ne savent pas vraiment à quoi correspond une «hémine» de vin; elle équivalait probablement à un quart de litre.

Finalement, il faut rappeler que le vin a une grande importance dans les textes bibliques et dans la vie du Christ. Même si aujourd’hui cet arrière-fond théologique n’est pas toujours conscient dans le travail de la vigne, il demeure bel et bien présent et important pour la vie bénédictine.

Le travail de la vigne peut donc être considéré comme une vocation, dans un sens même spirituel ?
Il y a des professions particulières qui sont de l’ordre de la vocation, comme prêtre, enseignant, médecin, jardinier… et oui, on peut y ajouter le vigneron-tâcheron. Mais c’est en quelque sorte le cas pour chaque profession: un travail bien réalisé, c’est une expérience d’ordre vocationnel. C’est l’amour pour ce qu’on accomplit qui fait d’une profession une vocation. Et le travail dans les vignes devient une vocation particulière dans la mesure où il s’enracine dans l’amour qu’on porte pour la nature et cet antique métier.

C’est l’amour pour ce qu’on accomplit qui fait d’une profession une vocation.

Avez-vous une anecdote personnelle à nous raconter en relation à ce projet viticole?
En 2018, j’ai été nommé «parrain du vin» (Weinpate) par l’association du lac de Bienne à l’occasion de la Fête du vin. Grâce à cette nomination, j’ai pu donner le nom à leur cuvée 2018 que j’ai décidé d’appeler «Amicus Engelbergensis» en honneur de l’amitié qui s’est instaurée depuis notre retour dans cette région.

Comment envisagez-vous l’avenir du «domaine Engelberg» ?
Tout d’abord, je souhaite que notre projet puisse continuer et que la bonne collaboration se poursuive. Mais il serait aussi sympa qu’on puisse accueillir au monastère un frère vigneron. Avec ses compétences et ses conseils, il pourrait nous aider à assurer une continuité et envisager de possibles évolutions. Finalement, je me réjouis d’avoir suffisamment de vin à offrir à nos hôtes et aux amis du monastère à l’occasion des festivités des 900 ans de l’abbaye qui auront lieu en 2020! (cath.ch/dp)

Davide Pesenti

Portail catholique suisse

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