L'économie numérique, esclavage moderne, dénonce S. Ghernaouti

Les technologies de l’information contribuent à une forme nouvelle d’esclavage, l’esclavage numérique, analyse Solange Ghernaouti, professeure au Département des Systèmes d’Information (DESI), à la Faculté des hautes études commerciales (HEC) de l’Université de Lausanne.

Cette spécialiste en sécurité du numérique intervenait lors de la Conférence internationale sur les esclavages d’aujourd’hui, organisée à Genève du 24 au 25 juin 2019 sous les auspices du Forum Engelberg. Elle dénonce le colonialisme numérique qui a débuté à la fin du siècle passé et qui se développe encore davantage aujourd’hui.

Le marché se calcule en milliards de dollars

Pour Solange Ghernaouti, l’expansion numérique suit la même logique que celle de l’expansion coloniale, de la conquête des territoires et des matières premières, qui sont maintenant les données numériques, dont le marché se calcule en milliards de dollars.

«La domination étrangère en matière d’infrastructures numériques, comme notre dépendance à celles-ci sont réelles, car les champions du numérique ne sont ni suisses, ni européens, comme le démontre une fois de plus, la bataille pour la 5G que se livrent les USA et la Chine en ce moment».

Les «inquisiteurs du 21ème siècle»

«GAFAM, NATU et BATX sont les noms des inquisiteurs du 21ème siècle. Le pouvoir technologique est en passe de devenir un pouvoir démiurgique à la recherche d’une techno- transcendance», lance-t-elle.

L’acronyme GAFAM évoque Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, tandis que l’acronyme NATU (USA) désigne les sociétés et start-up plus récentes que sont Netflix, Airbnb, Tesla et Uber. Enfin BATX désigne les leaders de la high-tech présents notamment en Chine (moteur de recherche Baidu, site de e-commerce Alibaba, site de services Tencent, entreprise technologique Xiaomi).

L’être humain, aujourd’hui, est captif du système

Solange Ghernaouti porte un regard critique sur la manière dont l’économie numérique alimente cette nouvelle forme d’esclavage moderne à l’ère de la société de l’information, de l’hyper connectivité, du big data, qui permet «une récolte des informations à l’insu des usagers, qui sont suivis, tenus en laisse électronique et sous surveillance». L’être humain, aujourd’hui, est devenu captif de ce système, parce qu’il n’a pas le choix (outre celui de s’en passer, ce qui n’est pas un choix!)

«Le fait d’être obligé de passer par des plateformes numériques pour obtenir des prestations (emploi, transport, santé, …) et dans la mesure où des services qui existaient dans le monde réel (avec des humains qui réalisaient le service) n’existent plus, ou dans la mesure ou leur coût d’accès sont prohibitifs, ne sommes-nous pas en droit de penser que les individus sont devenus captifs des plateformes numériques ?»

Conditions de travail déplorables

Cette experte internationale en cybersécurité estime que nous vivons désormais dans des conditions de guerre économique permanente et cela à l’échelle mondiale. Et dans cette réalité, «l’économie numérique s’inscrit dans une logique libérale de recherche de profit: pour la majorité des organisations, la transformation numérique se traduit par le remplacement des personnes par des machines et l’innovation qui prévaut s’exprime en termes de substitution et de conditions de travail dégradées».

Et de citer les conditions de travail déplorables des employés des usines de fabrication des équipements électroniques en Chine (scandale des suicides à l’usine Foxcon à Shenzhen, sous-traitant chinois d’Apple, Dell ou Nokia) et de ceux des entrepôts de grandes distribution, avec employés pilotés par des robots comme chez Amazon par exemple.

Au profit d’un petit nombre

Cela s’applique à de nombreux secteurs d’activité qui font appel à toujours plus de technologie et de surveillance numérique.

«Sont-ce des conditions de travail dignes d’une économie du 21ème siècle responsable et soucieuse de l’humain», lorsque règnent cadences infernales, surmenages, chantages, brimades, surveillance et évaluation permanentes; lorsque les conditions de travail et les pratiques de management servent avant tout des logiques de profit et de rentabilité «au profit d’un petit nombre mais au détriment de la majorité des humains».

Les géants du numérique imposent leurs règles

«Ne sommes-nous pas en droit de nous demander si ces conditions ne sont pas, par analogie, similaires à celles subies par certains esclaves ?»

Dans l’écosystème numérique, la définition du maître – par rapport aux esclaves – est à trouver dans les acteurs hégémoniques de la toile, qui maitrisent les infrastructures numériques et les services. «Ce sont les plateformes, les fournisseurs de services, à savoir GAFAM, NATU (USA) et BATX (Chine) qui concentrent la majorité des utilisateurs de par le monde. De par leur puissance et leur pouvoir, ces acteurs fixent (et imposent) les règles de l’économie numérique, celles des comportements et des usages de tous les autres acteurs qui les utilisent».

Les nouveaux maîtres du monde

Et de déplorer que ces fournisseurs de services imposent des conditions d’utilisations que les personnes acceptent sans les lire, ou sans même les comprendre afin d’obtenir un service, ce qui ne peut pas relever du consentement éclairé.

«Des sociétés du numérique – et leurs dirigeants – se positionnent comme étant les nouveaux maîtres du monde … avec la complicité plus ou moins affichée de certains gouvernements, même si la réalisation du rêve libertaire californien pour certains, les inciterait à se passer de l’Etat et du gouvernement. Comme le démontre, pour ne citer qu’un exemple, celui de Facebook, entreprise privée, qui outre le fait qu’elle maîtrise les identités numériques, va encore battre monnaie (la crypto-monnaie Libra), attribut jusque-là régalien et relevant de la prérogative des Etats».

Solange Ghernaouti souligne que les modèles d’affaire de ces géants du numérique sont basés sur l’exploitation des données des utilisateurs et sur le «faux gratuit» avec lequel les individus se sont laissés séduire par le côté «divertissant, facile et sans effort» des services proposés.

«Laisser faire» ou complicité des pouvoirs politiques

Ces géants profitent de l’attitude parfois complice des pouvoirs politiques, une attitude de «laisser faire» imposée par une économie libérale (voire ultra-libérale), et par une injonction de croissance économique par l’innovation technologique et le numérique. Elle regrette que la régulation dans ce secteur soit faible, voire inexistante. «Il y a peu de pénalités et les pénalités sont souvent trop faibles et pas assez dissuasives !»

La captation des données et leur exploitation sont non transparentes et le marché qui en résulte est opaque. La collecte massive d’informations (phénomène du big data) permet une mise en données du monde et de l’univers, en passant par la quantification de soi, du corps, du métabolisme, des sentiments, des comportements, des goûts, des déplacements, des mouvements, des activités (y compris sexuelles), des achats, des lectures, des sites visités, des documents consultés, etc.

Pouvoir d’influencer, y compris des élections

Les données ont une valeur certaine et les données engrangées depuis deux décennies par les acteurs hégémoniques leur permettent une puissance économique sans précédent et les mettent en position de puissance et de pouvoir, pouvoir d’influencer, y compris des élections.

Avec internet, l’illusion est totale, qu’il s’agisse de vérité – avec les fake news, ou qu’il s’agisse d’autonomie et de libre arbitre des personnes. En effet, relève la spécialiste de ce cybermonde, les choix des utilisateurs sont orientés par les algorithmes conçus et mis en œuvres par des fournisseurs de services, pour servir leurs intérêts. «Les acteurs hégémoniques de la toile  entretiennent largement l’illusion par des discours marketing et parfois pseudo philosophiques aux connotations évangéliques».

Dénonçant le positionnement quasi religieux des promoteurs de la fuite en avant technologique, Solange Ghernaouti met en garde afin qu’on ne laisse pas internet devenir le terrain élu du marché mondial et de la surveillance totale, ni l’instrument de la marchandisation des données, «permettant l’anéantissement de ce qui fait notre nature humaine». (cath.ch/be)

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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