La spiritualité, une «drogue» qui soigne

A petites doses, des drogues telles que la kétamine, la MDMA ou le CBD sont utilisés pour soigner des dépressions sévères, des stress post-traumatiques et des douleurs chroniques. Or plusieurs études ont montré que les drogues avaient les mêmes effets sur le cerveau que les croyances religieuses.

Rencontre avec Jacques Besson, spécialiste de la médecine des addictions et ancien chef du Service de psychiatrie communautaire au CHUV.

Quels sont les effets des drogues sur le cerveau?
Les drogues augmentent la quantité de dopamine, active dans la sensation de plaisir et de récompense, dans le cerveau. Le «cerveau de la récompense», situé dans le système limbique, est très archaïque. Il sert à savoir ce qui est bon ou mauvais dans notre environnement. Par exemple, lors de la réussite d’un examen, l’individu sera heureux et va sécréter naturellement de la dopamine et des opioïdes endogènes, très importants dans les circuits de la récompense. Dans cette situation, c’est un plaisir naturel. Or, ce système peut être trompé par des substances psychoactives. En prenant de la cocaïne, par exemple, le sujet va ressentir le même plaisir. Dans l’addiction, il y a deux grands moteurs, le «wanting», je veux et le «liking», j’aime.

Des études ont montré que la spiritualité avait le même effet.
Oui, c’est grâce aux neurosciences qu’on a pu faire le pont entre addictions et spiritualité. Plusieurs études, dont une réalisée par l’université de l’Utah sur des mormons, ont montré qu’une expérience religieuse forte, notamment la prière, activait les zones cérébrales impliquées dans le circuit de la récompense, mais pas uniquement dans cette région.

Cela signifie qu’on peut devenir «addict» à une croyance religieuse?
L’addiction se définit par la perte de contrôle de la consommation, malgré les conséquences négatives. L’addiction religieuse ne figure pas dans le DSM5, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Toutefois, il peut y avoir un comportement addictif avec les croyances religieuses engendrant un renforcement de la satisfaction ainsi que des conséquences négatives. Faire des rituels incessants, ne plus penser à rien d’autre. Dans le cas de psychoses, certaines personnes deviennent complètement délirantes, croient à des choses invraisemblables sans aucun contrôle.

«Grâce aux neurosciences on a pu faire le pont entre addictions et spiritualité»

Peut-on souffrir de manque si l’on arrête de croire?
Oui, des psychologues de la religion ont montré qu’on pouvait s’attacher à des objets spirituels. Si l’on retire cet objet du champ cognitif d’un patient, il fait un état de manque. Il y a un fondement biologique. Lorsque le patient essaie de se représenter qu’il n’y a plus de Dieu, plus d’anges ou autres, c’est la panique. Il subit un manque d’ocytocine, l’hormone de l’attachement, un manque de sérotonine, qui contrôle l’humeur ainsi qu’un manque de dopamine. Et la personne se sent très mal.

Est-ce le même phénomène qu’un sevrage à l’héroïne?
C’est de la même nature, mais l’intensité est différente. On retrouve également le même phénomène dans une rupture amoureuse. Il faut évidemment rester très mesuré, car on ne peut pas comparer un sevrage à l’héroïne à un sevrage amoureux. Toutefois dans une rupture sentimentale, une relation avec tout ce qu’elle comprend de cognitif et d’affectif est arrachée et il y a des traductions biologiques. Rationnement d’ocytocine, de dopamine et de sérotonine. La personne se retrouve en état d’alerte. D’ailleurs, la plupart des tentatives de suicide ont lieu après des ruptures sentimentales. C’est toujours le même circuit en vigueur depuis des millions d’années.

La spiritualité peut-elle aider à sortir de l’addiction?
Quand on a commencé à s’intéresser à ce qui faisait que des toxicomanes pouvaient s’en sortir, on a eu la grande surprise de découvrir que la spiritualité était un grand facteur prédictif de rétablissement. Si les croyances spirituelles activent le système de la récompense, elles activent également, en particulier la prière et la méditation, la région préfrontale du cerveau. C’est la région de l’écorce cérébrale la plus évoluée. L’écorce cérébrale est le siège des fonctions cognitives supérieures, comme le langage, le raisonnement, la concentration et la mémoire. Tout l’enjeu de ma carrière a été de rétablir le contrôle du préfrontal sur le limbique, rétablir le rapport d’équilibre entre le «cerveau d’en haut» et le «cerveau d’en bas». Chez les toxicomanes, la spiritualité peut ainsi diminuer le «wanting» et maîtriser le «liking».

Des psychologues de la religion ont montré qu’on pouvait s’attacher à des objets spirituels.

C’est ce qui se passe avec la méditation?
Le principal effet de la méditation pour lutter contre les addictions et la dépression est d’arrêter de tourner en boucle, donc de retrouver un certain contrôle sur les automatismes. Typiquement, la méditation peut permettre à un toxicomane qui a envie de consommer de reporter cette envie et de ne pas prendre de drogues. La méditation est unitive, elle réunit la personne avec elle-même. Elle provoque ainsi du «rewarding», de la récompense, diminue l’anxiété, les automatismes et augmente la détente. Cette détente donne du plaisir.

Et dans la prière?
Dans la prière, il y a des activités qu’on qualifie de relationnelles. Elle est dialogique. Elle mobilise des régions du cerveau au niveau du langage, de l’intuition, de la volonté et de l’attachement. Des personnes qui ont un trouble de l’attachement, par exemple parce qu’elles ont été maltraitées dans leur enfance, peuvent à travers la prière s’attacher à une figure rassurante, comme Jésus ou Bouddha. On peut donc développer une relation d’amitié avec Jésus, en tant que personne, et restaurer par la prière un attachement sécure à des objets actuels.

Cette figure rassurante doit-elle être religieuse?
Pour la majorité des neuroscientifiques, ce système spirituel et religieux est une production de notre cerveau pour se rassurer. C’est le point de vue réductionniste: le cerveau sécrète du bon Dieu, c’est une invention. Pour ma part, je ne fais pas partie de cette majorité. J’ai fait le choix inverse, à savoir que Dieu, ou la représentation de l’univers est une découverte, c’est-à-dire que nous sommes des créatures capables de dialoguer avec le créateur et d’avoir des relations personnelles avec le Dieu vivant, mais je ne peux pas le prouver, c’est de l’ordre de l’indécidable. (cath.ch/lv/protestinfo/bh)


Jacques Besson

Né en 1955, Jacques Besson a étudié la médecine à l’Université de Lausanne. Après une spécialisation en médecine interne, neurologie et psychiatrie générale, il s’est particulièrement intéressé à la neurothéologie, l’étude de l’activité cérébrale lors de démarches spirituelles. Chef du Service de psychiatrie communautaire au CHUV pendant douze ans, il a pris sa retraite en juillet 2018. Il est l’auteur des plusieurs ouvrages, notamment «Addiction et spiritualité», publié en août 2017 aux éditions Erès.

Bernard Hallet

Portail catholique suisse

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