La mentalité de rentier gangrène l’économie et la société

Dans le vocabulaire économique, il y a «situation de rente» quand le récipiendaire d’un revenu ne fournit pas en contre-partie une prestation équivalente à ce dernier. La rente est donc un «sur-bénéfice» qui découle du statut ou position occupée par le récipiendaire sur l’échiquier économique, juridique, politique ou social.

Deux ouvrages récents, un en français (nouvelle édition) – Philippe Askenazy Tous rentiers ( nouvelle édition, Odile Jacob) ; l’autre en anglais de Peter Mihailyi & Ivan Szelényi Rent-Seekers, Profits, Wages and Inequality (Bénéfices, salaires et inégalités – Palgrave Macmillan) – remettent la notion de rente au centre du débat sur la distribution des richesses et sur le fonctionnement du capitalisme à l’heure de la post-modernité.

La rente telle que discutée ici ne doit pas être confondue avec la rente que touchent aujourd’hui les retraités. Cette dernière relève plus de la rémunération différée travail que de la rente au sens classique du terme – même si, le tiers cotisant dans la prévoyance professionnelle suisse ait une dimension de rente économique.

«Aujourd’hui, le rente est liée aux abus de situations de (quasi)monopole»

Les sources des rentes sont nombreuses, à commencer par des situations de marché où la concurrence ne joue pas à plein régime, et qui dans la réalité sont très fréquentes. Dès le début du XIX siècle la notion de rente est mise en circulation par David Ricardo qui en voyait la source dans la rareté des terres fertiles.

Or, comme avec la poussée démographique, la demande de nourriture augmente – dit Ricardo – des terres toujours moins fertiles sont mises en exploitation, ce qui génère un «sur-bénéfices» à ceux qui détiennent les champs les plus productifs.

Aujourd’hui, le rente est liée aux abus de situations de (quasi)monopole, notamment dans le monde des GAFA (Google, Facebook, Amazon, Apple, …). La protection de la propriété intellectuelle, notamment par la voie des brevets, ancre dans le droit des situations (temporaires) de monopoles avec l’idée d’inciter ainsi à la prise de risque en matière d’innovation.

Il arrive toutefois, que certains acteurs – notamment les très grandes entreprises – fassent de la protection de la propriété intellectuelle leur métier et recourent à toutes les subtilités juridiques pour proroger le temps des vaches grasses (rentes). Une partie de la tension commerciale contemporaine entre les Etats-Unis et la Chine porte sur le non-respect par la Chine, selon les allégations des Etats-Unis, de la propriété intellectuelle, et des rentes qui la rémunèrent.

«La rente est omniprésente dans nos sociétés développées.»

Les deux livres mentionnés plus haut tendent à montrer qu’aujourd’hui la rente – notamment celle qui découle de la propriété, ou de l’appartenance à un groupe qui sait bien défendre ses intérêts, à l’instar de certains syndicats, notamment en France – est omniprésente dans nos sociétés développées. Elle s’infiltre aussi bien dans la rémunération du travail – clubs fermés et le star système – que dans celle du capital, via la propriété intellectuelle. Il s’ensuit un clivage qui parcours aussi bien le globe que chacune de nos sociétés entre ceux qui n’ont que leurs mains et ceux qui ont – ou ont accès – à une source de rente.

La fissure ne serait donc pas entre le 1% et le 99% comme le suggère Thomas Picketty, mais plutôt entre 20% et 80% comme le suggère Mihalyi et Szelényi. Si on devait étendre cette analyse au niveau global, la fissure serait probablement entre 10% et 90%.

Ces analyses posent deux questions qui ne sont pas nouvelles pour l’enseignement social chrétien, mais qui devraient être rouvertes à l’aune de ces réalités nouvelles. La première est l’extension tous azimuts au niveau global de instruments juridiques de la propriété intellectuelle, laquelle se trouve ainsi assimilée à du capital prétendant avoir droit à une situation de monopole, matérialisé par la rente.

Bien que la question a été abordée par la diplomatie du Saint-Siège – cf. le rapport de la Fondation Caritas in Veritate (2013, Genève) – notamment en rapport avec la brevetabilité du vivant, elle mérite d’être considérée aussi dans la perspective de son impact plus général sur la distribution de revenus et le rapport capital/travail.

«Nous aurions bien besoin d’un Rerum Novarum pour le XXI siècle.»

La deuxième question, qui prolonge la première est le fondement éthique de la rémunération du capital et son rapport avec la rémunération du travail. Cette problématique parcourt tout le corpus de l’enseignement social chrétien, depuis que le pape Léon XIII a consacré la première encyclique sociale des temps modernes (Rerum Novarum, 1891) au sort du travail dans la révolution industrielle.

La position a toujours été la priorité du travail par rapport au capital. Aujourd’hui, du fait de la large diffusion au travers des société développées – via les instruments d’épargne et des retraites par capitalisation – du capital financier porteur de rente, la question mérite d’être reprise pour mieux coller aux données du temps présent. Nous aurions bien besoin d’un Rerum Novarum pour le XXI siècle, qui prolongerait utilement les thèses fortes mais générales de Laudato Si’.

Pour contribuer tant soit peu à cette réflexion fondamentale: les 30 & 31 août 2019 se tiendra à l’Université de Fribourg une conférence internationale et interdisciplinaire sur le thème du «Travail invisible», co-organisée par la Plateforme Dignité & Développement (info & inscriptions pascal.ortelli@dignitedeveloppement.ch).

Paul Dembinski | Mercredi 14 août 2019

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