Syrie: exode des Kurdes et des chrétiens face à l'avancée turque

Alors que le président turc Recep Tayyip Erdogan refuse depuis le 9 octobre 2019 de mettre un terme à l’invasion de la zone frontalière avec la Syrie, de nombreux Kurdes et des chrétiens ont pris la route de l’exode en direction du Kurdistan irakien.

Les chrétiens craignent avant tout l’avancée des Turcs et de leurs supplétifs, dont de nombreux djihadistes arabes accusés de crimes contre la population civile. Les souvenirs du génocide de la population «assyrienne» (araméenne/chaldéenne/syriaque) de l’Empire ottoman commis lors de la Première Guerre mondiale – connu sous le nom de Seyfosont encore vifs dans la région. Près d’un millier de Kurdes de Syrie et des chrétiens ont fui ces derniers jours vers le Kurdistan irakien voisin et arrivent au compte-goutte dans la province de Dohouk.

Lâchés par le président Trump

Mercredi 16 octobre, le président Trump, qui a donné le feu vert à l’attaque turque préparée de longue date, a définitivement lâché ses alliés Kurdes des YPG, les Unités de protection du peuple. Il a affirmé publiquement qu’ils «ne sont pas des anges». Il les a associés au Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, une organisation que les Etats-Unis qualifient de «terroriste», et que Trump vient de déclarer «probablement pire» que Daech, l’Etat islamique qui a ravagé la région et commis les pires atrocités.

Les Kurdes ont perdu 11’000 combattants et combattantes dans la lutte contre les djihadistes de Daech, avec l’appui décidé des Occidentaux, notamment des Etats-Unis. L’amertume est grande chez ces combattants qui s’estiment trahis par l’administration américaine.

Erdogan a depuis longtemps planifié la destruction du corridor kurde

Depuis longtemps, Erdogan planifiait la destruction totale du corridor kurde le long de la frontière, de Manbij, à quelque 80 km au nord-est d’Alep, en passant par Aïn Al-Arab [nom arabe de Kobané], Tal Abyad, Ras Al-Aïn jusqu’à Qamichli, à l’est, en direction du Kurdistan irakien.

Dans la ville de Qamichli, située près de la frontière avec la Turquie et à proximité du Kurdistan irakien, les chrétiens ont peur. Cette importante localité du nord-est de la Syrie a été fondée en 1926 à partir des campements de réfugiés chrétiens venus de Turquie pour échapper au génocide des Assyriens et des Arméniens perpétré par les Turcs entre 1914 et 1920. L’agglomération de près 200’000 habitants du gouvernorat d’Hassaké fait face, de l’autre côté de la frontière, à la ville turque de Nusaybin.

L’agglomération de Qamichli, contrôlée par le Parti de l’Union Démocratique (PYD), considéré comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), est peuplée aujourd’hui majoritairement de Kurdes. Elle est également le foyer de minorités assyriennes, arabes, arméniennes, syriaques, yézidies, turkmènes et circassiennes. Les chrétiens ne seraient plus aujourd’hui dans la région qu’au nombre de 8’500, dont 2’000 catholiques, mais on ne dispose pas de statistiques fiables.

Forte émigration chrétienne

Selon diverses sources, les chrétiens auraient formé un tiers de la population du nord-est de la Syrie, mais l’émigration au cours du XXe siècle, due notamment aux régimes nationalistes arabes de cette période, a décimé leurs rangs. Avant l’agression turque, ils n’étaient plus que 30 ou 40’000, mais ils fuient désormais les bombardements et l’avancée des troupes turcs et de leurs supplétifs arabes.

La guerre en Syrie a causé d’immenses destructions et chassé des millions de personnes de leur foyer | © Caritas Suisse

Suite à l’éclatement de la guerre civile syrienne, le contrôle de Qamichli est partagé depuis juillet 2012 par l’armée gouvernementale syrienne et les Kurdes des YPG. Des habitants ont célébré l’annonce du redéploiement des troupes de Damas dans la ville après un accord passé avec les milices kurdes qui avaient fait de Qamichli la capitale du Rojava (l’ouest ou Kurdistan occidental, en kurde, c’est-à-dire le Kurdistan situé sur le territoire de la Syrie).

Les chrétiens ne forment pas un bloc homogène

Au fil des décennies, note le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour, la communauté chrétienne du canton d’Hassaké s’est réduite comme peau de chagrin. Après le début de la guerre en 2011 et surtout l’essor de Daech, (l’Etat islamique) dans la région, seules quelques 3’500 familles chrétiennes sont restées à Qamichli. Mais, écrit le journal, la communauté chrétienne est loin d’être un bloc homogène.

«Il y a ceux qui sont pro-kurdes et pro-Assad, ceux qui sont anti-kurdes et pro-Assad, et ceux qui ne sont ni avec les uns ni avec les autres. Notre région, c’est comme le Moyen-Orient, vous devez parler à toutes les parties, religions, nationalités pour vous faire une vraie idée de la situation», résume Emarceen Youssef, un Assyrien de Qamichli, qui réside aujourd’hui en Allemagne.

Front commun contre l’invasion turque

L’offensive turque contre les Kurdes syriens, débutée le 9 octobre dernier, a toutefois réuni toutes les parties sous une même bannière. «Quel que soit notre bord politique, nous sommes tous contre cette agression militaire turque. Les supplétifs d’Ankara sont des barbares qui ne pensent qu’à tout détruire sur leur passage et nous devions empêcher le massacre des chrétiens qui ont payé un lourd tribut depuis le début de la guerre», confie à L’Orient-Le Jour Georges Malkoun.

Cet habitant de Qamichli, membre de l’association pro-régime Mère Syrie, demande une intervention pour que le christianisme ne soit pas éradiqué de la région. «Stoppez l’invasion des Turcs ottomans», pouvait-on lire ces derniers jours dans les médias assyriens et kurdes, commentaires assortis de photos de chrétiens blessés lors de frappes turques.

Des exactions lors de la prise d’Afrine

«On a vu ce que l’arrivée de Daech a causé aux villages chrétiens de la région, et on espère que les groupes terroristes ne s’approcheront pas d’ici», déclare Georges Malkoun au quotidien libanais. L’opération militaire turque ravive aussi d’anciennes plaies.

Caritas Suisse lance un appel pour soutenir les réfugiés fuyant les combats au nord-est de la Syrie | © Caritas Suisse

«L’idée d’une incursion turque ramène les Assyriens à leurs souvenirs des massacres de 1914-1915, mais aussi, plus récemment, aux exactions commises lors de la bataille d’Afrine», rappelle Jamil Diarbakerli, directeur exécutif de l’Observatoire assyrien pour les droits de l’homme. Lors de la conquête de ce bastion kurde, de nombreuses exécutions de civils ont été rapportées, ainsi que des enlèvements, des tortures, des disparitions et des pillages.

Les intentions d’Erdogan étaient claires depuis longtemps

L’offensive lancée le 20 janvier 2018 par l’armée turque et les rebelles syriens de l’Armée syrienne libre (ASL) contre les forces kurdes des YPG à Afrine, avait pour objectif de chasser ces derniers de la ville et de cette région au nord-ouest d’Alep, sous leur contrôle depuis 2012. Après la prise d’Afrine, le 18 mars 2018, Erdogan annonçait immédiatement son intention de déloger totalement les Kurdes installés le long de la frontière. Ce qui avait été dénoncé au plan international comme une volonté «d’épuration ethnique».  

Des chrétiens alliés aux Kurdes

A Qamichli, dans le collimateur d’Erdogan, des miliciens et des policiers syriaques ont été notamment postés à la frontière syro-turque ainsi que dans la ville. La Sutoro, la police militaire syriaque, est affiliée aux forces de sécurité et de police kurdes des Assayech. Le Conseil Militaire Syriaque, milice formée en 2013, combat au sein des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), coalition militaire formée notamment des YPG et de chrétiens syriaques.

Les forces gouvernementales syriennes de Bachar al-Assad ont toujours été présentes dans  la Djézireh (la Jazira). Depuis juillet 2012, le contrôle de Qamichli, comme de la ville de Hassaké, est partagé par l’armée syrienne et les forces armées kurdes affiliées au PYD.

La moitié des chrétiens ne prennent pas partie

Selon l’Observatoire assyrien pour les droits de l’homme, 30 % des chrétiens syriens seraient pro-régime, 10 à 20 % pro-rebelles ou pro-kurdes, et 50 % ne prendraient pas parti. Ces chiffres sont toutefois à relativiser. «La propagande dans les médias a tendance à exagérer l’adhésion des chrétiens au régime, et beaucoup d’entre eux n’osent pas exprimer leur opinion», estime Jamil Diarbakerli, directeur exécutif de l’Observatoire assyrien pour les droits de l’homme.

Critiquer le gouvernement autoproclamé kurde peut également poser problème pour ceux qui critiquent son hégémonie et le projet d’instaurer le Rojava, au détriment des aspirations d’une partie des populations arabes et assyriennes. «Il est mal vu que des Syriaques s’associent aux Kurdes ayant participé aux côté des Turcs au génocide assyrien», remarque un chrétien d’Alep.

Vaines mises en garde de Mgr Hindo

 »Comme toujours, chacun a ses propres intérêts, mais ce sont nous, les chrétiens, qui en subirons les conséquences». C’est avec une profonde amertume que Mgr Jacques Behnan Hindo, archevêque émérite syro-catholique de Hassaké-Nisibe de 1996 à 2019, s’est exprimé dans les médias sur la situation à la frontière entre la Turquie et la Syrie, où des chrétiens ont été tués dans un bombardement qui a frappé Qamichli.

Mgr Jacques Behnan Hindo, archevêque émérite syro-catholique de Hassaké-Nisibe | © AED

Mgr Hindo mettait déjà en garde les Kurdes en juillet 2017: «Damas n’acceptera jamais le Rojava, la création d’une région autonome kurde dans la zone de la Djézireh». Il avait aussi mis en garde les militants du PYD, qui se sentaient forts parce qu’ils croyaient disposer de l’appui des Etats-Unis, en leur disant que «les Américains, tôt ou tard, partiront et vous vous retrouverez dans des conditions plus mauvaises qu’auparavant!»

Lâchage occidental

En mars 2019, Mgr Hindo avait rencontré les dirigeants du PYD et les avait encore une fois invités à renoncer à leurs projets, étant convaincu que les Kurdes perdraient leur conflit avec la Turquie, notamment en raison du manque de soutien des Etats-Unis et des autres forces occidentales. «Ce n’était pas intelligent d’abandonner les Kurdes, mais il était clair dès le départ que personne ne les aiderait. Maintenant, ils vont tout perdre, comme c’est arrivé à Afrine…»

Concernant les 5000 familles de son diocèse, l’archevêque de Hassaké-Nisibe rapporte que ces derniers jours, beaucoup d’entre elles avaient déjà fui les villes frontalières pour trouver refuge à Hassaké.

Cellules dormantes de Daech

«Aujourd’hui, les combats se sont amplifiés et je crains que beaucoup n’abandonnent le pays. Depuis le début de la guerre en Syrie, 25% des catholiques de Qamichli et 50 % des fidèles de Hassaké sont partis, tout comme 50% des orthodoxes de ces villes. Je crains un exode similaire, sinon plus important encore».

Mgr Hindo s’inquiète encore du nombre élevé des cellules dormantes de Daech et de l’évasion de prisonniers djihadistes à la faveur du chaos qui s’est installé dans la région. Il déplore finalement que les puissances occidentales aient agi en Syrie pour leurs propres intérêts, «se cachant derrière les idéaux de liberté et de démocratie. Au lieu de cela, ils n’ont rien fait d’autre qu’affaiblir notre pays. Pourquoi ne se battent-ils pas pour la liberté et la démocratie en Arabie saoudite ?» (cath.ch/orj/aed/aina/be)

Jacques Berset

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