APIC – Reportage
Quand le savoir empirique des indigènes vole au secours de la science
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Longtemps ignoré, l’or vert de la forêt amazonienne pourrait bien constituer l’espoir de demain en matière médicale. Des milliers de plantes y poussent. 80’000 variétés assurent les spécialistes. Dont certaines, des milliers sans doute, possèdent des vertus curatives étonnantes. Mythe ou
réalité? Notre enquête, en Amazonie péruvienne et à Lima. Et des témoignages de guérisseurs, de praticiens de la médecine naturelle.
Entre les deux rives de l’Ucayali, à quelque 550 kilomètres en amont
d’Iquitos, où le fleuve rejoint l’Amazone, le bateau à moteur glisse entre
les plantes et les fleurs aquatiques. La chaleur tropicale n’est pas encore
au rendez-vous, ni les moustiques d’ailleurs en ce début de matinée. Qui
nous a vu quitter deux heures auparavant la ville amazonienne de Pucallpa,
à une heure de vol de Lima.
Pas banal, ce voyage. Comme n’est pas banal l’homme qui nous guide maintenant à travers la végétation, entre les arbres démesurés de cette forêt
amazonienne. Roberto Sanchez, un médecin naturaliste de 55 ans à la réputation bien établie, présente « son » domaine. Ainsi que les vertus curatives
contenues dans les plantes, les feuilles ou racines que le ciel a décidé de
faire pousser ici.
« Cette plante mélangée à d’autres, assure-t-il, intervient pour combattre certaines tumeurs cancéreuses; celle-là régénère le sang. Cette autre
possède des propriétés pour lutter contre le diabète. Quant à cette feuille
verte, dit-il en regardant malicieusement la cigarette incandescente de son
interlocuteur, elle est un purgatif à ce point drastique qu’elle vous enlève l’envie de fumer… »
L’énumération est longue, de l’ulcère au rhumatisme, de la diarrhée aux
problèmes de foie et de peau, en passant par les poumons et le coeur. Tout
cela au gré des plantes et des arbres croisés dans cette forêt maintenant
transformée en fournaise…
L’esprit du « Chullachaqui »
La renommée, ou plutôt les connaissances de ce « guérisseur », ont largement franchi les frontières de l’endroit. Septante scientifiques, médecins
et professeurs arrivés la veille de Lima prélèvent des échantillons d’écorce, à quelque 100 mètres de la cabane tout de bois, de branchages et de
feuilles construite, où trône une étrange créature, sculpture aussi noire
que redoutable dans son aspect: le « Chullachaqui », l’esprit mythique du
bien qui règne sur cette partie de ce jardin botanique. La légende veut
qu’avec sa seule jambe, le « Chullachaqui » (qui marche sur un pied) plonge à
la nuit tombante dans les eaux du lac Yarinacocha, pour s’en aller rejoindre les dauphin qui se transforment alors en sirènes, raconte une autre légende.
« Pratique empirique venue de la nuit des temps, la phytothérapie connaît
un regain d’intérêt depuis ces dernières années. A tel point que notre Université a décidé l’ouverture, pour 1996, d’une faculté de médecine naturelle. Parallèlement à la Faculté de médecine », confie moyennant l’anonymat
l’un des visiteurs, professeur à l’Université de San Marcos, à Lima. Un
scoop! D’où sa présence ici avec des collègues d’autres Hautes écoles de
Lima et de laboratoires de l’industrie chimique.
Comme nous, ce groupe de chercheurs a notamment rencontré Rosalba Ibanez, 46 ans, chez qui la Faculté avait diagnostiqué une tumeur cancéreuse
au sein. Depuis une dizaine d’années, son mal n’a plus progressé. « Stoppé
net grâce aux mélanges de plantes et au régime alimentaire prescrits par le
naturaliste Sanchez… Quelques décoctions et un régime diététique sévère »,
assure l’intéressée. Son cas est un parmi des centaines d’autres dans la
région de Pucallpa, affirme son médecin traitant, le professeur Jorge Rojas, auprès de qui, curieux, nous nous étions rendus.
Le professeur Rojas a aujourd’hui fait l’amalgame entre les connaissances médicales acquises dans les Ecoles et les hôpitaux, et celles de la médecine naturelle, également appelée traditionnelle. « Une démarche intéressante, suivie par des centaines de médecins péruviens et étrangers. Tous
constatent des résultats étonnants, échangés et commentés durant les nombreux congrès qui réunissent périodiquement des scientifiques au Pérou ou
ailleurs dans le monde ». Et même jusqu’à Genève. Où un symposium tenu en
mai 1994 dans les locaux de l’OMS, avec l’appui du Département « Médecine
traditionnelle » de l’Organisation, avait réuni des botanistes, chimistes,
biologistes et des médecins européens et latino-américains pour débattre
des vertus d’une plante amazonienne: l’ »Uncaria Tomentosa ».
18 ans parmi les Indiens d’Amazonie
Pour être le médecin naturaliste reconnu qu’il est aujourd’hui, Roberto
Sanchez a passé plus de 18 ans parmi les Indiens de l’Amazonie brésilienne
et péruvienne. A s’instruire et à s’initier à leur savoir. A l’étude de la
relation du milieu écologique et de l’homme, de la maladie et du malade,
des croyances et des connaissances millénaires de ces hommes de la forêt.
Il s’est mis à l’écoute de leur sagesse, et appris le respect qu’ils ont de
leur cadre de vie. Comment parvient-on à maîtriser ces différentes disciplines? Un regard doublé d’un geste à l’endroit du personnage mythique du
lieu. Un silence méditatif. Nous n’en saurons pas davantage sur le sujet.
Le naturaliste qui règne sur les quelques km2 d’une forêt qui en compte
près de 3,8 millions s’inquiète du taux particulièrement élevé de déforestation annuelle de l’Amazonie: de 4% en forêt équatorienne, de 2,3%, 2,1%,
2,3% et 0,7% en régions brésilienne, bolivienne, colombienne et péruvienne
respectivement, pour ne citer que ces pays selon des statistiques 1989. « Le
monde ferait bien de prendre en compte la gestion complexe et équilibrée de
la forêt par les Indiens ». Selon lui, on peut estimer à 8’000 le nombre de
plantes médicinales dont on ne connaît pas les propriétés.
Rien ou presque en comparaison des 500 à 600 plantes dont il est sûr
qu’elles possèdent tout ou en partie des éléments curatifs. Cinq à six
cents… sur les quelque 2’300 espèces véritablement connues par les
Indiens. « Le champ d’investigation est énorme », lâche Roberto Sanchez, en
désignant du doigt un arbre qui sécrète un poison mortel, que les ancêtres
ont su transformer en un « médicament » pour contrer les effets de certaines
morsures de serpent. Comment? Question sans réponse. Le savoir, simplement.
Comme une invitation à l’expérimentation
Depuis la nuit des temps, l’homme s’est approché de la nature pour soigner ses maux. « Vous savez, murmure notre hôte, la nature a toujours une
réponse positive aux utilisations négatives de ses plantes… La notion du
bien et du mal en quelque sorte. A une plante mal utilisée par l’homme correspond une autre pour annihiler les effets destructeurs de la première.
Même le tabac fumé en cigarette a son contradicteur dans la nature ».
Un ange passe. Comme une invitation à l’expérimentation. Fumeur invétéré
– près de deux paquets quotidiennement -, rien, hormis le test et le défi
qui se présentaient, ne nous motivait vraiment à délaisser la cigarette.
L’expérience a été réalisée il y a quatre mois. Sans que la volonté n’intervienne vraiment, sinon lors de brefs moments, lorsque le souvenir de la
cigarette se manifeste à l’esprit sous forme de flash, plus aucune cigarette n’a été fumée depuis. Auto-suggestion? Au royaume du doute, les cartésiens sont rois. Il aura pourtant suffi d’une décoction verte pas du meilleur goût, contenue dans une tasse ingurgitée d’un trait, de cinq heures
d’une terrible purge et de 3 à 4 litres d’eau péniblement déglutie, de
quelques bouffées de fumée aux effets des plus nocifs. Et de quelques heures d’une grande fatigue…
La plante aux mille vertus
Objet de la curiosité des milieux médicaux péruviens, de scientiques européens et américains pour les propriétés anti-infectieuses et anti-virales
qu’on lui prête, mais aussi pour ses facultés à combattre les inflammations, l’ »Uncaria Tomentosa », plus connue sous le nom de « Una de gato » – à
l’origine du symposium genevois de mai 1994 -, pousse dans les zones les
plus humides de l’Amazonie. Sorte de liane, plante ou plutôt arbustre fluvial, la « Una de gato » a été utilisée par les populations amazoniennes durant des siècles. Elle l’est maintenant par les populations urbaines pour,
disent-elles, guérir ou se prémunir d’une trentaine de maux et maladies.
Plante aux mille vertus? Son attrait avait éveillé notre intérêt. Suffisamment pour nous rendre là où croît en quantité cette liane, « domaine »
d’un guérisseur indien, à mi-chemin entre Pucallpa et Iquitos. Plus de deux
jours de « navigation » sur l’Ucayali, en décrue en cette période de l’année.
A la recherche de cette plante miraculeuse. Sur laquellle se penchent le
plus sérieusement du monde des scienfiques comme Fernando Cabieses, directeur de l’Institut national de médecine naturelle, du ministère péruvien de
la Santé, Eduardo Caceres Graziani, qui passe au Pérou pour l’une des figures de proue en matière de recherche sur le cancer, ou encore les professeurs italien Gianfranco Pelusso, médecin et chimiste de l’Université de
Salerne, et James Duke, du Département fédéral de l’agriculture, à Washington.
Le commencement du monde
Soixante heures de navigation qui relèvent de l’expédition, entrecoupées
d’arrêt pour passer la nuit sur le hamac du bateau amarré près de la berge,
à quelques mètres des cabanes des quelques villages côtiers de l’Ucayali,
seront nécessaires pour parvenir dans le domaine de « Pepe » Ramirez. L’Indio
grâce à qui une petite partie de la récolte de cette liane « miraculeuse »
arrive dans les foyers du pays.
L’endroit est à l’image du paysage croisé durant le voyage… une eau
brunâtre. Et des rives où seuls prédominent les cris d’une multitudes d’oiseaux, de singes parfois, et le vert d’une muraille végétale. Ajoutant à la
moiteur humide du lieu un aspect de bout du monde. De commencement plutôt.
L’ »Uncaria Tomentosa », en pays conquis, s’y développe anarchiquement.
Encore et toujours malgré les atteintes faites par l’homme à l’Amazonie. Sa
découverte fait comprendre pourquoi les indigènes l’affublent du nom de
« Una de gato »: ses épines, qui accrochent solidement ses feuilles à la liane, font penser à des griffes de chat. Ses propriétés curatives sont immenses, assure Pepe… otite, artérite et arthrite, problèmes sanguins ou
intoxications, vomissements… « Et plus encore, si l’on considère que des
scientifiques lui prêtent la faculté de s’attaquer au cancer ».
Et si la science….
« Les études de la plante ont décelé un taux élevé de tanin et d’alcaloïdes, qui explique en partie ses propriétés curatives », confirmera plus tard
à Lima le directeur de l’Institut national de médecine naturel, le professeur Cabieses. Selon lui, les expérimentations attestent d’une importante
activité cytologique, qui convertit la ’Una de gato’ en un inhibiteur des
cellules cancéreuses. En même temps, l’accroissement important de l’activité phagocytosique particulièrement immunocompétente fait que la plante intervient dans les processus immunitaires ».
Langage d’universitaire! Que résume Pepe: la « Una de gato » est intéressante pour la recherche du cancer parce qu’elle contient des substances
molléculaires qui ralentissent ou arrêtent l’action de cellules cancéreuses, en même temps qu’elle s’avère intéressante dans la recherche sur le
sida dans la mesure où elle renforce et améliore l’immunité. Ce dont sont
précisément dépourvus les sidéens. Des tests ont d’ailleurs été réalisés
sur des personnes séropositives. Plus nuancé, le professeur Cabieses se
borne à espérer que les expériences faites en laboratoire à partir de la
plante contribueront à apporter une réponse à ce terrible problème.
Vrai… jusqu’à preuve du contraire
Mythe? Réalité? Autosuggestion? L’anthropologue canado-suisse Jeremy
Narby, auteur de plusieurs ouvrages après avoir passé plus de deux ans parmi les Indiens Ashaninca de l’Amazonie, confiait récemment à l’APIC avoir
lui-même été guéri par les indigènes pour un mal de dos chronique contre
lequel la Faculté avait été impuissante. « L’esprit rationnel et cartésien
du monde occidental a du mal à admettre ces connaissances indigènes. Les
scientifiques ont beau ne pas croire en ce savoir, il n’en demeure pas
moins que celui-ci a permis la chirurgie moderne avec la découverte du curare… utilisé depuis des millénaires par les Indiens ».
Pour J. Narby, leur méthode de guérison – adoptée par une grande partie
de la population pauvre du Pérou, pour qui médecins et médicaments de la
faculté sont hors de prix – ne correspond pas à notre logique occidentale.
Il n’en demeure pas moins que le taux de guérison est incroyable. « Chiffrons-le, regardons-le par rapport aux maladies diagnostiquées. Aussi improbable que cela puisse paraître, c’est empiriquement vrai… jusqu’à
preuve du contraire ». (apic/pr)
ENCADRE
Plantes et industries chimiques
Un médicament sur quatre a une origine tropicale pour ce qui est de sa
substance chimique active: analgésiques, antibiotiques, diurétiques, laxatifs, tranquillisants… et entre 60 et 70% des médicaments sur le marché
sont transformés à partir de plantes, de matières premières en provenance
d’Amazonie, de forêts tropicales. Des chiffres difficilements vérifiables,
certes, mais que n’est pas loin d’admettre Luis A. Salinas, conseiller
scientifique du bureau de Pharma Information, à Bâle, qui groupe les trois
grandes industries chimiques suisses, Ciba, Sandoz et Roche.
« La base de la plus grande partie des médicaments provient effectivement
des plantes, dont les principes actifs ont été synthétisés pour parvenir à
une plus grande production ». En d’autres termes, les substances actives de
ces plantes ont été chimiquement reproduites artificiellement en laboratoire. « Les industries pharmaceutiques investissent aujourd’hui de gros capitaux pour trouver de nouvelles substances actives dans les forêts et mers
tropicales. Les recherches en la matière intéressent de plus en plus les
chercheurs des laboratoires américains, très présents dans les forêts
d’Amérique centrale et en Amazonie », indique encore L. Salinas.
« Que ce soit dans le secteur médical, agronomique ou cosmétologique, la
mode est aujourd’hui aux substances naturelles. Il faut espérer que la
science de l’écologie continue à en bénéficier, déclarait en janvier dernier Monique Bélin-Depoux, directrice du laboratoire de biologie végétale
tropicale de l’Université Paris-VI. (apic/pr)
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