Canada: la crise s'approfondit à Développement et Paix

Dans le collimateur d’organisations ‘pro vie», qui accusent Développement et Paix (D&P)de travailler dans les pays du Sud avec des organisations promouvant l’avortement, l’Organisation catholique canadienne pour le développement et la paix traverse une crise profonde depuis plusieurs années.

La Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) veut resserrer fortement son contrôle sur l’organisme officiel de solidarité internationale de l’Eglise catholique au Canada. La CECC a fait pression pour suspendre l’aide de D&P à 52 partenaires –  sur 180 – actifs dans les pays du Sud, au grand dam de congrégations religieuses qui travaillent avec ces organisations actives auprès des plus pauvres.

Protestation des religieuses de Notre-Dame du Bon-Conseil

Sœur Gisèle Turcot, supérieure générale de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil de Montréal, dont les religieuses ont contribué à la mise sur pied à la fin des années 1980 en Haïti de Fanm Deside (Femmes décidées, en créole) est interloquée.

Sœur Gisèle Turcot, supérieure générale de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil de Montréal | www.bonconseil.qc.ca

La congrégation qu’elle dirige n’arrive tout simplement pas à comprendre pourquoi cet organisme de femmes haïtiennes basé à Jacmel soit depuis deux ans sous le coup d’un moratoire qui le prive de financement jusqu’à ce que la CECC ait reçu «une réponse satisfaisante à ses inquiétudes sur leur conformité à l’enseignement moral qu’elle préconise».

Soupçons tous azimuts

Sœur Gisèle Turcot apporte «un appui indéfectible» à Fanm Deside – une organisation soutenue par les évêques haïtiens -, précise un communiqué du 28 novembre 2019. «Nous ne pouvons accepter que soit soupçonnée d’être pro-avortement l’organisation qui a créé le Centre Magalie pour la vie, une maison d’hébergement qui accueille des femmes et des jeunes filles sans autre recours». D’autres ONG telles que la Fondation ERIC/Radio Progreso au Honduras, la Philippine Educational Theater Association (PETA) aux Philippines – une ONG vouée à la réforme agraire qui fait aussi campagne pour le ‘libre choix des femmes aux Philippines’, et au Brésil ont protesté contre le procédé d’évaluation de la CECC «qui atteint des partenaires jugés fiables», note Sœur Gisèle Turcot.

Dans le collimateur d’organisations ‘pro vie»

Cela fait au moins dix ans que l’organisation LifeSiteNews mène campagne contre Développement et Paix (D&P). Cette campagne contre D&P est relayée par des organisations «pro-vie» au Canada, qui accusent des partenaires de l’œuvre de développement sur le terrain dans les pays du Sud d’être «pro-avortement et pro-homosexualité».

La rencontre des 21 membres du Conseil national de D&P, à Montréal le 29 novembre 2019, s’est déroulée dans le plus grand secret. Les journalistes n’étaient admis à aucun moment, ni même pour la messe, note le site d’information religieuse indépendant Présence à Montréal. Ni les membres ni le personnel de l’organisme n’ont pu participer aux moments les plus sensibles de cette réunion des plus hauts dirigeants bénévoles de cet organisme de coopération internationale.

La CECC a refusé de rendre publiques les propositions soumises le 29 novembre 2019. Les évêques ont confié une enquête sur D&P à des consultants de la firme Deloitte, afin de prendre des décisions ultérieurement.

Reprise en main des évêques

Le 29 novembre 2019, Mgr Richard Gagnon, archevêque de Winnipeg, Mgr Raymond Poisson, évêque de Saint-Jérôme, Mgr Pierre Goudreault, évêque de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, et Mgr William T. McGrattan, évêque de Calgary, ont remis un document aux membres du Conseil national de D&P.

Le document des évêques remis le 29 novembre 2019 aux membres du Conseil national de D&P est resté secret. Il contient, en plus de 14 recommandations rédigées par Deloitte, une «proposition finale et concrète» sur la représentation espérée des évêques au sein des instances décisionnelles de D&P. Les évêques affirment vouloir jouer dorénavant un rôle de premier plan à la direction même de l’organisme.

Des positions «incompatibles avec l’enseignement moral catholique»

«En tant que pasteurs de l’Eglise, les évêques ont exprimé au fil des ans des préoccupations au sujet de la structure organisationnelle, de la gouvernance et des communications de Développement et Paix», écrivent-ils.

En outre, ils ont soulevé des questions au cours de la dernière décennie au sujet de certains des partenaires internationaux de l’organisme, «inquiets qu’ils soutiennent certaines positions incompatibles avec l’enseignement social et moral catholique», note le document anglophone cité par Présence.

Contraception, avortement et identité de genre

Le 30 octobre 2019, lors d’une rencontre tenue à l’archevêché de Winnipeg, a eu lieu une discussion sur les 52 partenaires de D&P qui sont toujours sous enquête «pour des questions de contraception, d’avortement et d’identité de genre».

En janvier 2019, vingt communautés religieuses, dont les Jésuites du Canada, ont fait parvenir une lettre au directeur général de D&P où ils font état de leur stupéfaction face à cette crise. Ils réitèrent leur confiance envers l’organisme qui est grandement «apprécié pour son engagement continu» envers les plus démunis.

Sortir d’une conception trop étroite de la défense de la vie

Les communautés religieuses signataires s’inquiètent «au plus haut point» des conclusions de la recherche faite par la CECC en 2018 sur les partenaires de D&P. Elles expriment l’espoir que «les critères utilisés dans le processus d’examen en cours s’inspirent d’une interprétation complète de l’enseignement social de l’Eglise et de sa défense de la vie dans toutes ses dimensions, à chacune de ses étapes et dans toute sa diversité». 

Dans le sillage du pape François, elles demandent de «ne pas oublier la dénonciation de la pauvreté comme affront à la dignité des femmes et des hommes, la promotion de la paix, la protection des droits de la personne et la sauvegarde de l’environnement».

Dans le sillage du pape François

Depuis quelques années, le pape François aide l’Eglise à sortir de l’impasse d’une conception trop étroite de la défense de la vie, affirment les congrégations canadiennes signataires. «Il nous l’a rappelé, nous devons retrouver la conscience forte d’un discernement prudent et miséricordieux, une évaluation sage et patiente qui s’impose lorsqu’il s’agit d’appliquer la doctrine morale universelle de l’Eglise à des cas particuliers».

«En tant que membres de communautés religieuses, nous comptons sur l’expertise éprouvée du personnel et sur la collaboration des membres pour soutenir les organisations et les réseaux qui transforment notre monde. Lorsque cet appui est bloqué, ce sont les plus pauvres parmi les pauvres qui en souffrent – comme toujours». (cath.ch/présence/com/be)

L’organisation catholique fragilisée par les attaques
Développement et Paix (D&P) est un organisme créé par les évêques du Canada au lendemain du Concile Vatican II, en 1967. Il répondait à la déclaration du pape Paul VI tirée de son encyclique Populorum Progressio qui affirme que le développement est la nouvelle incarnation de la paix. Les évêques canadiens ont eux-mêmes confié l’administration de D&P à des laïcs. Développement et Paix est régi par ses membres, et est financé par des collectes de fonds dans les paroisses, des dons individuels et des subventions gouvernementales, provenant surtout du Ministère des affaires étrangères, du commerce et du développement du Canada.
L’œuvre de développement est durement critiqué depuis deux ans par une poignée d’évêques. Membre canadien de Caritas Internationalis, pancanadienne, bilingue, l’organisation met l’accent sur les causes des injustices et accorde une place importante à l’éducation de la population aux questions de solidarité internationale. D&P se veut démocratique, mais les évêques veulent mieux la contrôler.

L’influence des groupes «pro-vie»
Serge Langlois, directeur général de Développement et Paix, a affirmé que «des représentants de la CECC avaient identifié 52 partenaires qui posaient certaines questions concernant leur respect des enseignements de l’Eglise». A la fin de 2017, à la demande de la Conférence des évêques catholiques du Canada,  D&P avait entamé une «démarche de revue» de ses quelque 180 partenaires d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Moyen-Orient. Des évêques canadiens – principalement dans la partie anglophone du Canada –  les soupçonnent de ne pas respecter l’enseignement social et moral de l’Eglise catholique.
En prêtant foi à des groupes comme LifeSiteNews qui n’ont pas hésité à manipuler la vérité en utilisant l’enjeu de l’avortement et en prêtant une oreille complaisante aux accusations de la droite chrétienne, des évêques ont contribué à discréditer une organisation catholique qui se situe pourtant dans la ligne de Vatican II, déplorait déjà il y a plusieurs années Raymond Levac, ancien directeur du Centre St-Pierre à Montréal. Un avis partagé par Elisabeth Garant, directrice du Centre justice et foi et de la revue canadienne Relations, soutenue par les jésuites. JB

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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