Jean Pierre Rosa: «La Bible est une histoire de génération»

La figure du fils premier né occupe une place centrale dans l’histoire de la Bible. D’Adam à Jésus en passant par Abraham et le roi David, tout se joue sur la filiation. La femme est considérée quasi exclusivement dans sa capacité à procurer une descendance à son époux, explique le bibliste Jean Pierre Rosa.

Maurice Page

La Bible s’inscrit très clairement dans une société patriarcale.
C’est l’homme qui domine qui donne sens à l’existence de sa famille, de son clan. C’est l’univers tribal du Proche-Orient ancien et du bassin méditerranéen. Ce monde nous est aujourd’hui totalement étranger. Depuis les années 1960, la société est beaucoup plus égalitaire avec moins d’instance sur la généalogie au sens de statut social.

Vous soulignez que dans la Bible la femme est considérée quasi-exclusivement dans sa capacité à procurer une descendance à son époux.
On le voit bien avec Abraham, le père des croyants, et sa femme Saraï (Princesse). Saraï est stérile, elle ne peut pas donner d’enfant à son mari qui a pourtant reçu de Dieu la promesse d’une descendance «nombreuse comme le sable de la mer». Que fait-elle? Elle offre à son mari sa servante Agar pour qu’elle lui procure une descendance. Elle utilise le lien de domination sur sa servante pour satisfaire son seigneur. Nous avons là un exemple typique de la soumission de la femme et de l’ensemble du corps social à ce principe qui veut que la descendance masculine soit la chose la plus essentielle.

«Une course à la procréation s’engage entre les deux sœurs Léa et Rachel»

Saraï finira cependant par avoir un fils: Isaac.
Saraï s’est soumise à l’idée que son mari fasse des enfants à sa servante. Quand, contre toute attente, elle conçoit elle-même, elle refuse d’y croire. Elle ne voit pas bien pourquoi Dieu s’intéresse à elle, alors qu’elle a fait son ‘travail’. Elle trouve cela drôle et hors de propos.
Une séquence du même genre se rejoue deux générations plus tard, autour de Jacob. Il a deux femmes: Léa et sa sœur Rachel, sa préférée. Comme ni l’une ni l’autre ne peuvent, au départ, avoir d’enfant, elles font comme Sarah. Elles utilisent leurs servantes pour servir de substitut à leur fécondité défaillante. Le bon Jacob ne fait ni une ni deux et engrosse successivement ces diverses femmes, dans une forme de multipartenariat sexuel. On peut parler d’une course à la procréation qui s’engage entre les deux sœurs Léa et Rachel très jalouses l’une de l’autre. Mais au bout du compte, la préférée reste Rachel qui donne tardivement à Jacob ses deux derniers fils, Joseph et Benjamin.

Rachel et Léa, les deux soeurs sont les deux épouses de Jacob, Dante Gabriel Rossetti 1855

Ce qui explique les dissensions et les jalousies entre les douze fils de Jacob.
Cette ascendance un peu ‘biscornue’ est à l’origine de l’histoire de Joseph, le préféré, vendu par ses frères, comme esclave en Egypte où il deviendra, à force d’ingéniosité et de persévérance, l’intendant du pharaon. A la fin de l’histoire, Joseph finit par se réconcilier avec ses frères et avec leur père. Joseph est en quelque sorte une préfiguration du Christ.

Les écrits bibliques livrent de très nombreuses généalogies, souvent longues et fastidieuses.
C’est un trait typique de la mentalité biblique. On ne rencontre personne sans dire qu’il est le fils de untel. Quand apparaît, par hasard, quelqu’un qui n’est le fils de personne, comme le roi Melchisedek, on trouve cela tout à fait étonnant. La Bible établit ainsi des listes de généalogies qui essaient de combler les trous d’une histoire sainte qui voudrait relier directement Jacob à Adam, en passant par Noé. Ces généalogies démontrent que la seule chose qui importe dans la vie d’un homme est la naissance de son fils aîné. A tel point que l’âge de la personne est donné non pas à partir de sa propre naissance, mais à partir de celle de son premier né. (Ge 5,25-27). On ne retient absolument pas sa femme, ni ses autres enfants. La descendance patrilinéaire est exclusive.
Certaines généalogies, par exemple dans le livre des Nombres, sont plutôt géographiques et servent à assurer l’extension des tribus d’Israël. La généalogie sert à légitimer le pouvoir du groupe qui découle du premier ancêtre. Toutes ces généalogies sont en outre truffées de préoccupations théologiques.

«La naissance de Jésus une exception dans les généalogies»

Jésus lui-même n’échappe à la règle. Les généalogies données dans les évangiles de Matthieu et de Luc participent de cet effort.
La généalogie de Jésus donnée par l’évangile de Matthieu se tourne vers Abraham, en passant par le roi David, l’oint ou le messie de Dieu. Mais elle connaît une rupture puisqu’elle dit «Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie de laquelle est né Jésus que l’on appelle Christ.» (Mt.1.16) C’est étonnant. Jésus n’est fils de Joseph que par l’alliance avec Marie. Joseph donne bien la filiation patrilinéaire, par laquelle Jésus est ‘fils de David’ mais c’est Marie qui engendre Jésus. Cette rupture laisse entendre une intervention divine. Ce qui fait de la naissance de Jésus une exception dans les généalogies. Nous avons donc une vision théologique. Jésus est fils de la femme, mais il est aussi par là fils de Dieu.
Dans l’évangile de Luc, la généalogie de Jésus a une visée plus universaliste puisqu’elle remonte jusqu’à Adam. Elle se termine par: fils d’Adam, fils de Dieu.(Lc 3.38)

Toujours à propos de la génération, dans l’évangile de Marc (Mc 10.1-12) nous retrouvons Jésus confronté à la question du lévirat.
La loi de Moïse veut que si un homme a un frère qui meurt en laissant une femme, mais aucun enfant, il doit épouser la veuve pour susciter une descendance à son frère. Curieusement Jésus ne remet pas en cause cette norme qui nous semble d’une absurdité totale à nous modernes. Cela démontre, encore une fois, la force presque absolue de la primauté de la descendance. Certaines sociétés dans le monde connaissent d’ailleurs encore cette loi du lévirat.

Vous soulignez que les récits bibliques de génération sont loin d’être exemplaires. Comment en tirer des enseignements pour nos questions contemporaines liées à la procréation? 
Notre modernité est très éloignée de ces concepts bibliques, de cette manière de poser les problèmes. Je ne sais donc pas si la Bible peut nous éclairer directement. Je crois plutôt qu’il s’agirait d’échanger davantage entre chrétiens sur cet aspect décisif de nos vies. Le fait que nous avons des amours, des orientations sexuelles et que nous les vivons tantôt bien, tantôt mal, que nous sommes fidèles ou infidèles. Généralement on garde tout pour soi. Ce domaine a été presque totalement relégué au territoire de l’intime.

Abraham et Sarah, James Tissot vers 1900

«Notre modernité est très éloignée des concepts bibliques»

La notion de ‘désir d’enfant’ est mise au premier plan du débat actuel.
Ma génération des plus de 60 ans comprend mal cette notion. Nos parents, et même nous, prenaient les enfants ‘comme ils venaient’. Maintenant, un couple a les enfants qu’il désire par suspension de la contraception. Cela induit un tout autre rapport à l’enfant.
L’Eglise a trop laissé dans l’ombre toute la vie affective et sexuelle. Les gens se débrouillent. Pourquoi pas? Mais cela pourrait nous éclairer sur la PMA (procréation médicalement assistée) et la GPA (gestation pour autrui). Ce genre de choses me fait plutôt frémir. Mais je connais des couples qui ont eu recours à la PMA. Je serais bien en peine de les condamner. Je voudrais comprendre ce qui se passe dans la tête et le cœur des personnes qui y ont recours et qui sont parfois des croyants.

«La Bible ne nous donne pas un ‘cahier des charges’ ni même un guide de bonne conduite»

Comment lancer ce dialogue?
Je pense que nous devons en parler en nous mettant sous le regard de Dieu et de la Parole sans rester figer sur nos positions. Dans ma paroisse, nous avons pu commencé autour du Synode sur la famille et d’Amoris laetitia du pape François avec des gens dans des situations de vie très différentes. Cela nous a donné l’occasion de rencontres très intéressantes permettant de débloquer bien des préjugés. Il s’agit de réfléchir sur la manière d’évangéliser cet aspect de nos vies.
La lecture de la Bible peut nous aider sur les grandes lignes et les grandes promesses, mais elle ne nous donne pas un ‘cahier des charges’ ni même un guide de bonne conduite. Elle nous indique où aller. S’y confronter sur ces questions épineuses, qui divisent aussi les chrétiens, peut être fructueux. C’est un défi que les fidèles laïcs devraient relever. (cath.ch/mp)

Jean-Pierre Rosa | DR

Jean Pierre Rosa

Jean Pierre Rosa est philosophe et bibliste. Il a été éditeur pendant 25 ans et délégué général des Semaines sociales de France. Il vient de publier: La Bible, le sexe et nous, libérer la parole, aux éditions Salvator. Il est l’auteur de plusieurs autres petits ouvrages notamment Jésus Christ ou la liberté (1999), Malcus le roi serviteur (2011). Il est également collaborateur des revues jésuites Etudes et Christus.

Maurice Page

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