Catherine Meylan, abusée et guérie: «Le Sauveur vient nous libérer!»

«Un sauveur nous est né, un fils nous est donné». Pour la genevoise Catherine Meylan, ce psaume de Noël a une résonnance tout particulière. Abusée sexuellement par son grand-père dans son enfance, elle a vécu la majeure partie de sa vie dans une profonde dépression. Délivrée après un long cheminement spirituel en 2019, elle témoigne de son parcours d’enfant aimée de Dieu.

Dans la salle de séjour de sa maison de Cologny, sur le coteau de Genève, Catherine Meylan se raconte avec calme, sans tabou, ni fausse pudeur. Longtemps exploitante avec son mari du domaine de La Vigne Blanche, elle veut aujourd’hui témoigner de sa sérénité retrouvée grâce à la foi.

Votre récit de vie commence par une guérison subite, reçue comme une grâce inattendue.
J’étais en pèlerinage à Rome, en février 2019, avec un groupe de personnes liées aux dominicains. En pleine messe, à l’église de la Trinité-des-Monts, j’ai entendu cette parole très claire: «Est-ce que tu serais d’accord de me donner ta honte et ta culpabilité?» Je savais qu’elle venait de Dieu. Seul lui pouvait me demander cela avec ce mélange de délicatesse et d’autorité. C’était comme Jésus qui demande à l’aveugle-né: «Que veux-tu de moi?»

«J’ai tellement vécu l’enfer de l’enfermement que je voudrais dire que l’amour est premier et pas le péché»


Dans l’instant même, la dissociation du corps et de l’esprit dont je souffrais depuis si longtemps a disparu. Tout d’un coup, j’étais à nouveau habitée, je n’étais plus extérieure à moi-même. C’est difficile à expliquer. Depuis, à mon grand étonnement, mon corps est redevenu sensible et ‘poreux’ aux émotions de la musique par exemple.
Dans sa méditation sur «Jésus vulnérable», Jean Vanier explique que Jésus s’est fait chair. Or la chair est vulnérable, c’est-à-dire capable d’être blessée. C’est le sens même de l’incarnation à Noël que je redécouvre avec enchantement.

L’église de la Trinité-des-monts, à Rome, où Catherine Meylan a reçu la guérison | wikimedia commons CC-BY-2.0

Que se passe-t-il lorsque vous rentrez de Rome?
J’ai compris que c’était une grâce. Ce mot de grâce a fait beaucoup de chemin en moi. Surtout lorsque dans des groupes de parole, j’ai vu des personnes de 50 ou 60 ans parler des abus subis dans leur enfance en pleurant et en tremblant. Comme s’il n’y avait pas de voie de sortie. Il fallait que je parle pour les aider. J’ai tellement vécu l’enfer de cet enfermement que je voudrais leur dire, leur expliquer comment l’amour est premier et pas le péché.

Vous expliquez d’abord le lien destructeur entre la victime et son abuseur.
La victime est liée à son abuseur et parfois même le défend. Je ne voulais absolument pas faire de mal à mon grand-père qui m’avait abusée. J’avais six sans, au moment où cela s’est passé. Il y avait un mélange pervers entre l’affectif et l’emprise, une véritable confusion. Je n’en ai parlé à personne, mais j’ai commencé à m’isoler, à m’habiller en noir, à rester dans l’obscurité avec la seule lueur d’une bougie. Mes parents auraient dû s’apercevoir que quelque chose clochait. Mais rien. Ensuite, il y a eu une longue période d’oubli et de déni. Il m’a fallu atteindre la trentaine et la maternité pour que tout ressurgisse violemment.

«Mais à moi, qui va me demander pardon?»

Il vous a fallu vous-même, un très long pénible cheminement pour rompre ce lien.
A Lourdes, en octobre 2018, j’ai entendu le témoignage bouleversant d’une femme abusée par des prêtres pendant des années. Mais à la fin de son témoignage j’ai senti qu’elle n’était pas guérie et j’ai éclaté en sanglots: «Mais à moi, qui va me demander pardon?»
Il faut faire cette dissociation entre l’abuseur et l’abusé. Il faut ensuite, par un acte de volonté, se détacher de cette personne. Comprendre que mon identité est d’être enfant de Dieu, avant d’être une enfant abusée. Dieu fait une différence entre le péché et le pécheur. Je peux condamner le péché, mais ce qui concerne le pécheur appartient à Dieu. Ce n’est plus mon problème.

Le domaine de la Vigne Blanche à Cologny | DR

Vous avez toujours gardé votre volonté d’en sortir.
Je n’ai jamais eu envie de me suicider. J’ai toujours cherché, souvent au hasard. La rencontre décisive a été celle de l’abbé Albert Maréchal. Je venais d’arriver à Genève et je sortais les poubelles lorsqu’il s’est approché de moi. C’était un ami de mon mari et de sa famille. Je crois qu’il a senti ma détresse. Peu à peu nos discussions se sont approfondies. Après deux ans, j’ai demandé le baptême. Il m’a baptisé à l’église St-Paul et c’est là que je suis entrée en contact avec la paroisse catholique et les dominicains.

Ce cheminent vers la foi et le baptême ne vous libère cependant pas de vos angoisses. 
J’avais tellement peur du jugement de Dieu. J’avais entendu que Dieu est amour et que Jésus est la porte étroite et que celui qui ne passe pas par lui n’entrera pas au Paradis. Je croyais que l’absence d’amour que je ressentais était la perdition, la damnation. Je sonnais creux. Je n’avais aucune protection. J’étais à vif.
Jean-Baptiste, le précurseur ne sait pas exactement qui est Jésus. Les juifs attendent un Messie qui apportera le jugement de Dieu. Jésus répond: «Voici les signes du Royaume: les aveugles verront, les lépreux seront purifiés…» C’est à cela que nous devons adhérer.

La division entre le corps et l’esprit dont vous avez souffert si longtemps n’était-elle pas un moyen de défense?
Je l’ai compris a posteriori. L’abus me faisait trop mal, je ne pouvais pas l’accepter, ni même l’aborder. Inconsciemment, j’ai préféré me sentir coupable, plutôt que de vivre l’innommable. On m’avait volé mon innocence d’enfant. C’est dur de mûrir avant l’âge, de devoir porter un corps de femme. Le mal, c’est ce qui sème la confusion psychologique et spirituelle. Mais «je n’éteindrai pas la mèche qui brûle encore» dit Dieu dans Isaïe (42:3)

«Je choisis ce qui me construit, ce qui me nourrit et je refuse ce qui me tire vers le bas»

Parvenir à entrer dans cette démarche d’amour et de miséricorde a été très difficile.  
Comme je ne ressentais pas l’amour, je ne pouvais pas l’accueillir, ni admettre la miséricorde. Je comprends les gens qui sont enfermés et ne peuvent pas la recevoir, car elle oblige à choisir entre la vie et la mort. Quand on n’a connu que la mort, la vie fait peur. Peu à peu, la parole et les rencontres peuvent vous reconstruire. Mais à un moment, il faut trancher dans le vif – et cela n’est pas si vieux pour moi – en disant «je choisis ce qui me construit, ce qui me nourrit et je refuse ce qui me tire vers le bas.»

Cela exige une rencontre, un dialogue avec Dieu.
Au début, ma foi restait encore assez extérieure. Un chrétien doit être bon, ne doit pas se mettre en colère, de doit pas faire ceci ou cela. Puis petit à petit, j’ai pu avoir un dialogue avec Dieu et lui dire: «Je suis comme ça, aide-moi.» Comme le publicain de l’Evangile.

«Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel.» | © Blog La Simandre

Vous auriez eu pourtant des raisons d’en vouloir à Dieu, d’être en révolte.
Je n’ai jamais été en colère contre Dieu, ni apparemment contre mon grand-père. Contre mes parents oui. Je retournais ma colère contre moi. La première personne à qui pardonner est soi-même. S’accorder la paix est le premier cadeau. Je crois que tous les enfants abusés se sentent coupables.

Extérieurement et matériellement, tout allait bien pour vous et votre famille.
Mes connaissances ou mes clients ne voyaient rien. Ma détresse absolue était uniquement intérieure. Je faisais beaucoup de choses avec mes enfants, la cuisine, la couture, le jardin, mais je n’étais pas présente puisque je n’étais pas habitée. Ils se sont senti abandonnés. Comme je fréquentais à l’époque beaucoup les dominicains où j’avais trouvé une écoute et que j’allais à la messe tous les jours, ils ne le comprenaient pas. Mon mari en était aussi jaloux ou au moins se sentait impuissant à m’aider. Cela ne laisse pas indemne.

Votre planche de salut passe par une rencontre.
En 2005, j’ai été mise en contact avec le Père jésuite Jean Nicod qui avait importé en Suisse le programme Personnalité et Relations Humaines (PRH), qui insiste sur le potentiel de beauté, de bonté, de relation, de fécondité de chaque personne humaine. C’était un libérateur extraordinaire. Il vivait Dieu, il respirait Dieu. Il voyait la vie, jamais le mal.

«Fils de David, Jésus, prends pitié de moi!». Le Christ guérissant un aveugle. Le Greco. Huille sur bois. 1570. Détail. | DR

Outre ce soutien spirituel, vous avez eu besoin de celui de la médecine et de la psychiatrie.
J’ai eu une psychiatre juive croyante formidable. Elle m’a dit plus tard. «Quand je vous ai vue, vous étiez pratiquement perdue à vie, mais j’ai vu une lumière en vous». Elle m’a d’abord invitée à faire de toutes petites choses: tailler les rosiers, se promener, qui m’ont redonné confiance. Ce travail de reconstruction se fait dans les choses concrètes de la vie quotidienne. J’allais chercher ailleurs jusque dans les extrêmes pour trouver la pureté, mais ce n’était pas moi. Une sagesse dit que se battre contre l’obscurité ne sert à rien, ce qu’il faut c’est allumer une lumière. Se retourner pour creuser le préjudice causé est une lutte perdue d’avance. Les médicaments peuvent aider, il faut le reconnaître. J’ai essayé de ne pas en prendre, j’ai fini à l’hôpital psychiatrique durant deux mois. Mais le traitement psychiatrique ne suffit pas.

«Jésus nous demande de prier pour nos ennemis. Ce n’est pas par hasard»

Que voulez-vous dire?
La pasteure Lytta Basset écrit: «la psychologie est un bon outil, mais on ne peut sortir que d’en haut.» Elle permet de comprendre, mais ne touche pas le fond. Jésus s’identifie au péché pour nous prendre à la racine du mal. Ma parole de Noël est celle-ci: «Nous avons un Sauveur qui vient nous libérer». Cela ne veut pas dire qu’il n’y pas de drames, mais que nous ne sommes pas seuls.
Jésus nous demande de prier pour nos ennemis. Ce n’est pas par hasard. Dieu veut tous nous sauver, victimes et abuseurs. C’est très difficile à dire et à entendre, mais en le faisant je deviens libre. Il faut donc commencer par dire ce qui est audible: «Je suis l’enfant bien-aimée de Dieu».

Quel message aimeriez-vous faire passer aux victimes d’abus
Je leur recommanderais de parler à Dieu le Père ou à Jésus: «Je ne comprends pas. Eclaire-moi, guide-moi, sauve-moi, protège moi, donne-moi la paix. Je suis impuissant à m’en sortir.» Ou encore: «Je ne crois pas en toi». Dieu fait le ménage, doucement. Nous essayons toujours de bricoler des solutions. Mais il n’y a que Dieu qui nous connaît.

" Je n’aime pas que l’on touche à l’Eglise, car c’est elle qui m’a sauvée, mais il faut savoir sarcler et élaguer»

Face aux abus, l’Eglise n’a souvent pas voulu ou su réagir.
L’Eglise s’occupe trop peu de la souffrance des victimes. On dit: l’Eglise a fait ou n’a pas fait ceci ou cela. Elle a fait des fautes, oui, mais encore une fois, elle risque de ne parler que d’elle-même. Lutter contre le cléricalisme est une chose, mais le prochain à aider en priorité est celui qui a mal.
Les prêtres qui n’ont rien fait sont bouleversés, frappés dans leur identité et leur coeur. Mais il faut sortir de soi. Ce n’est pas l’image qu’il faut protéger, mais la vérité qui rend libre. Je n’aime pas que l’on touche à l’Eglise, car c’est elle qui m’a sauvée, mais il faut savoir sarcler et élaguer. (cath.ch/mp)

Catherine Meylan

Catherine nait en 1947 à Blois, en France. Ses parents, tous deux incroyants, tiennent une librairie d’art. Elle a un frère aîné. A l’âge de six, elle est en vacances chez ses grands-parents lorsque son grand-père abuse d’elle sexuellement. Elle n’en parle à personne. Ses parents ne s’en aperçoivent pas.
Après le lycée à Blois, elle se rend à Paris pour ses études supérieures. C’est l’époque de mai 68 dans lequel son frère est très engagé. Elle quitte la capitale pour aller travailler à Annecy en 1970.
Elle rencontre un catholique pratiquant qu’elle fréquente pendant plusieurs années, mais le mariage prévu ne se fera pas. Déchirée par cette séparation, elle décide de continuer à vivre et rencontre son futur mari, viticulteur et agriculteur à Cologny. Mariée en mai 1977, elle est étrangère dans sa belle-famille. Elle a 30 ans et une petite fille et tombe dans la dépression.
Malgré l’heureuse naissance d’un fils en 1982 qui lui a beaucoup apporté, sa dépression dure durant des années.
Elle reçoit le baptême à l’église St-Paul le 29 septembre 1985. Après avoir remonté la pente au bout de deux ans, elle décide d’arrêter les médicaments, mais fait une rechute sévère dans un délire psychotique religieux.
Après de longues années de reconstruction patiente, elle a retrouvé aujourd’hui la sérénité. Devenue tertiaire dominicaine en 2015, elle est auxiliaire d’aumônerie. «J’essaye de faire ce que d’autres ont fait pour moi.» MP

Maurice Page

Portail catholique suisse

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