Promesses et fantasmes autour de l'ouverture des archives de Pie XII

Attendue depuis longtemps et promise il y a un an par le pape François, l’ouverture aux historiens, le 2 mars 2020, des archives du pontificat de Pie XII (1939-1958) permettra sans nul doute d’apporter de nouveaux éclairages sur la vie de l’Eglise catholique au XXe siècle. Et en particulier sur son attitude lors de la Deuxième guerre mondiale et face à la Shoah.  

Depuis cinquante ans, la question de l’ouverture des archives du Vatican pour la période du pontificat de Pie XII a suscité de nombreuses polémiques avec les historiens et une partie du monde juif.

«L’Eglise n’a pas peur de l’histoire», a affirmé le pape François, en 2019 lors de l’annonce de l’ouverture de ce patrimoine documentaire, le 2 mars 2020, c’est-à-dire pour le 81e anniversaire de l’élection au pontificat du cardinal Eugenio Pacelli, en 1939. Le pontife précisait avoir «l’esprit serein et confiant» à ce sujet, persuadé qu’une recherche historique sérieuse et objective sera en mesure d’évaluer «à sa juste lumière avec une approche critique» l’histoire de ce pontificat.

150’000 dossiers

Quelque 85 historiens américains, israéliens, allemands, italiens, français mais aussi russes, espagnols ou sud-américains pourront se pencher sur la masse assez colossale de 150’000 dossiers que les archivistes du Vatican ont mis douze ans à trier et à classer. 

«Pie XII, le pape d’Hitler? C’est une accusation aujourd’hui impossible à lancer»

Pour l’historien suisse Philippe Chenaux, professeur à l’Université du Latran et biographe de Pie XII, les amateurs de scoops risquent bien d’être déçus. «Il ne faut pas s’attendre à de grands bouleversements dans l’interprétation du pontificat de Pie XII et de son attitude pendant la guerre. Il est rare que l’accès aux archives centrales ne remette en cause les résultats acquis par la recherche dans d’autres archives périphériques et dans les documents déjà disponibles. Par contre, il peut y avoir des éclairages nouveaux sur bien des aspects de ce long pontificat.»

Eradiquer la légende noire

Pour d’autres chercheurs, l’accès à de nouveaux documents devrait permettre d’éradiquer une fois pour toute la légende noire qui colle à la personnalité de Pie XII depuis les années 1960. «Pie XII, le pape d’Hitler? C’est une accusation aujourd’hui impossible à lancer», soulignait en 2019 l’historien français Frédéric le Moal. Pour lui, «il convient de différencier le légitimes débats historiographiques des attaques qui visent à faire de l’Eglise catholique une complice du nazisme pour mieux la discréditer.» «Tout prouve que la papauté en affrontant fascisme, nazisme et communisme a combattu au même degré les diverses formes de totalitarismes du XXe siècle.»

«L’aspect symbolique est fort. Mais je ne pense pas que l’ouverture des archives mettra fin à la controverse. Dans cette très grande masse de documents, chacun y trouvera matière à conforter ses propres vues», nuance Philippe Chenaux.

Un condensé du XXe siècle

«Les deux décennies du pontificat de Pie XII, entre 1939 et 1958, couvrent un épisode central du XXe siècle: l’époque de la deuxième Guerre Mondiale et de la Shoah, le nouvel ordre mondial et la première phase de la guerre froide, la décolonisation», explique Martin Baumeister, directeur de l’institut historique allemand de Rome. Dans tous ces domaines, le Vatican a joué un rôle significatif. En quelque sorte le pontificat de Pie XII est un condensé du XXe siècle.

Les historiens ne débarqueront cependant pas sur une terra incognita. Entre 1965 et 1981, quatre historiens jésuites, dont le français Pierre Blet décédé en 2009, avaient déjà compilé ces archives et publiés douze volumes d’Actes et documents du Saint-Siège durant la Seconde Guerre mondiale. «Mais une question historique n’est jamais complètement traitée tant que l’on n’a pas eu accès à toute la documentation conservée», commente Philippe Chenaux.

Il faut pas en outre se focaliser sur la personne du pape, relève Martin Baumeister. «Ce qui se trouve aux archives du Vatican ne sont pas les papiers personnels du pape, mais les documents d’une institution religieuse complexe, dans laquelle des opinions différentes se rencontrent. En tant qu’historien, je veux essayer d’interpréter d’ordonner la figure de Pie XII dans son époque.» 

Un travail peu spectaculaire

«En fait, le travail sur d’aussi grandes archives est assez peu spectaculaire, prévient Martin Baumeister. Il faut du temps et un bon concept.» Pour lui une mentalité de ‘chercheur d’or’ constitue une approche erronée. «Ce n’est pas l’affaire des historiens. […] Nous ne polissons pas la statue d’un saint mais nous ne sommes non plus appelés à démythifier la forêt à coups de hache.»

«Aucun document n’a été détruit ou éliminé, contrairement à ce qui a pu être dit dans la presse»

Pour l’historien allemand, le Vatican a certainement un intérêt à voir la figure de Pie XII peinte de manière un peu moins noire. «Mais je ne peux pas dire que le Vatican veut empêcher d’accéder à certaines choses. Le pas décisif de l’ouverture est fait.» «Aucun document n’a été détruit ou éliminé, contrairement à ce qui a pu être dit dans la presse», a assuré le préfet des archives apostoliques Mgr Sergio Pagano.

Les problèmes seront surtout d’ordre pratique. A l’heure actuelle, les salles de lecture et le personnel des archives ne peuvent pas accueillir plus d’une soixantaine de personnes par jour, a précisé le préfet. «Si l’étude de tous les documents historiques est menée de manière objective et critique, dans 10 ans peut-être, le pontificat de Pie XII prendra une nouvelle physionomie.»«Pie XII nous survivra, plaisante Philippe Chenaux. La recherche sur ce pontificat continuera bien après nous.»

Les crises autour de la mémoire de Pie XII

A la fin de la guerre, et à sa mort en 1958, les hommages au pape Pie XII sont quasi unanimes, y compris en provenance du monde juif et de l’Etat d’Israël. Seule Radio Moscou dénonce le prétendu silence du pape face aux crimes nazis dès 1945. Dans les années 1950-1960, des voix critiques se font également entendre dans le monde catholique.

Mais c’est la pièce du dramaturge allemand Rolf Hochhut, intitulée Le vicaire en 1963 qui fonde pour ainsi dire la ‘légende noire’ de Pie XII. Présentée en plein Concile Vatican II et au moment où la mémoire de la Shoah commence à s’imposer ne Occident, cette œuvre de fiction traduite et jouée dans de nombreux pays rencontra un grand succès.

Paul VI défend son prédécesseur

Le pape Paul VI défend vigoureusement la mémoire de son prédécesseur dont il a été un des plus proches collaborateurs. Il fait ouvrir les archives à une commission de quatre historiens jésuites qui publieront de nombreux documents.

Sous Jean Paul II, en 1998, la publication par le Vatican d’un document sur la Shoah, ravive la polémique sur l’attitude de Pie XII. Le jésuite Pierre Blet monte au front. Il oppose «le mythe à la réalité historique établie sur des documents historiques incontestables».En 1999, le livre du journaliste anglais John Cornwell Le pape d’Hitler faitgrand bruit.

La même année, le cardinal Edward Cassidy, président de la Commission pontificale pour les rapports avec le judaïsme annonce la création d’une commission mixte d’historiens pour étudier la période. Frustrés de ne pas avoir d’accès direct aux archives, ils démissionnent en juillet 2001. En 2002, la sortie du film de Costa-Gavras Amen inspiré de la pièce Le Vicaire entretient la polémique.

Benoît XVI, le pape allemand, loue Pie XII

La flamme se rallume une nouvelle fois à fin 2009. L’annonce de la reconnaissance des vertus héroïques de Pie XII (en même temps que Jean Paul II) ouvrant la voie à sa béatification suscite un tollé dans le monde juif. Le Vatican rappelle qu’une béatification valorise le témoignage de vie chrétienne et non pas la portée historique de tous les choix de Pie XII. Il se défend de tout acte hostile envers le peuple juif. La visite du pape Benoît XVI à la synagogue de Rome, en janvier 2010, calme l’incendie sans l’éteindre. 

A la suite de cette visite, le Vatican met en ligne sur internet 8’000 pages d’Actes et documents du Saint-Siège durant la Seconde Guerre mondiale. Mais en avril, l’éloge du pape allemand à son prédécesseur comme «un père pour tous particulièrement pendant la période difficile de la Seconde guerre mondiale», reprise en novembre dans son livre Lumière du monde expliquant que Pie XII «a sauvé de nombreux juifs comme nul autre» passe mal.  

Nouveau chapitre avec le pape François

L’élection du pape François en mars 2013 ouvre un nouveau chapitre. Dès le mois d’avril, son ami Abraham Skorka, rabbin de Buenos Aires, évoque sa volonté d’ouvrir les archives du Vatican pour le pontificat de Pie XII. En février 2014, le Vatican confirme que l’ouverture est prévue, mais indique qu’elle nécessite un important travail de tri. On parle alors de 6 à 7 ans. Enfin, le 4 mars 2019, le pape François annonce officiellement l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII le 2 mars 2020, 81 ans après son élection. (cath.ch/mp)     

Le pape Pie XII sur le trône de Pierre de 1939 à 1958 | domaine public

Des ouvertures doctrinales importantes
Pour Philippe Chenaux l’aspect le plus neuf concerne la deuxième partie du pontificat de Pie XII, de 1945 à 1958. «Ces années sont décisives au plan de l’histoire du monde et de celle de l’Eglise. Avec la guerre froide, on assiste à la persécution et à l’Eglise du silence dans les pays du bloc communiste. Jusqu’à maintenant aucune archive vaticane n’était disponible pour cette période.»
Au plan de l’histoire de l’Eglise, «Pie XII était réformiste mais la réforme devait toujours à la fois être prudente et partir du centre. Il y a certaines ouvertures doctrinales importantes, sur la liturgie, la recherche biblique, l’ecclésiologie. Cette dimension est majeure.» Pie XII est l’auteur de 41 encycliques. Les historiens pourront reconstruire le processus d’élaboration des grands documents du pontificat. Le Concile Vatican II, même s’il développe une dynamique propre, n’est pas né de rien et pas mal d’éléments figure déjà dans les enseignements de Pie XII. «Il est le pape le plus cité dans les documents de Vatican II.»
Le rôle de Mgr Montini, futur Paul VI
Un autre aspect intéressant sera de déterminer le rôle des proches collaborateurs du pape Pacelli, en particulier celui de Mgr Montini qui lui succédera comme pape, sous le nom de Paul VI, en 1963. «La fin des années 1940 et le début des années 1950, période Montini est substitut de la Secrétairerie d’Etat, apparaissent comme les plus ouvertes du pontificat», note Philippe Chenaux. Les archives devraient contenir énormément de notes de la main de Montini.
Quant à l’idée de relancer le processus de béatification du pape Pacelli, Philippe Chenaux n’en sait rien. «Mais il était inconcevable de le poursuivre sans d’abord avoir ouvert l’accès aux archives de son pontificat. Cela lève un obstacle.» MP

Philippe Chenaux: Pie XII, diplomate et pasteur, 2003, Paris, 448 p. Editions du Cerf

Maurice Page

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