APIC – Reportage
Pour qu’une vie continue à partir d’une autre qui s’en va… (130396)
La nouvelle loi sur les assurances met en danger les transplantations
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Depuis le début de l’année une adolescente et deux enfants sont morts dans
le seul Hôpital cantonal universitaire de Genève, faute d’avoir reçu un organe. En 1995, 39 patients sont décédés pour les mêmes raisons. Comme ailleurs en Europe, la Suisse manque de donneurs. Et malgré les campagnes de
Swiss Transplant, leur nombre diminue. Peurs et mauvaises informations se
liguent souvent pour empêcher qu’une vie continue à partir d’une autre qui
s’en va. Notre reportage.
Depuis une quinzaine d’années maintenant, la greffe d’organes a fait des
progrès considérables. Au point d’être aujourd’hui pratiquement maîtrisée.
Un peu comme si la science, mais surtout les donneurs, faisaient la nique à
la « grande faucheuse ». En acceptant que par leurs dons – foie, coeur ou
poumons par exemple, greffés dans un autre corps -, un autre être puisse
vivre. Une manière de se venger de sa propre mort.
Doris, 9 ans, est en attente de deux poumons. Depuis Noël 1995. Soit
après l’aggravation de son état, qui l’empêche désormais de se rendre à
l’école, expliquent les parents, Bernadette et Frédéric Gendre, agriculteurs à Villarsel-sur-Marly, près de Fribourg. Leur fille est atteinte de
mucoviscidose, une maladie incurable constatée à l’âge de trois mois. Le
jour où nous l’avons rencontrée, Doris recevait pour la première fois la
visite d’une institutrice de la région chargée de lui faire l’école à domicile. A situation particulière, méthodes exceptionnelles, entre ses trois
séances de thérapie quotidiennes. « Avec six heures par semaine, Doris peut
ainsi poursuivre une certaine activité scolaire. On avance très vite lorsque l’on a en face 1 et non 20 élèves », assure l’institutrice mandatée par
l’inspecteur scolaire.
Une vie contre un téléphone
Reliée 24 heures sur 24 à un concentrateur d’oxygène par un tuyau suffisamment long pour lui permettre de se déplacer dans l’appartement, Doris se
penche sur des fiches de math. Avec un sourire qui ne la quitte que rarement, « sauf parfois, lorsque le souvenir lui vient de son école ». Qu’elle
pouvait suivre en octobre encore… comme n’importe lequel de ses camarades. « Elle sait ce qui l’attend, dit sa maman. Mais Doris garde un bon moral entourée de ses deux soeurs et de son frère. « Plus que nous parfois,
même si un cri du coeur jaillit de temps à autre, du genre ’j’peux jamais
aller jouer’; y a jamais de copines qui viennent », ou « j’peux pas aller
dormir ailleurs’ ».
Lorsque Doris « va bien », ses poumons ont une capacité de 30%. « Marcher
10 mètres dehors lui est souvent extrêmement pénible ». Dans les propos du
père et de la mère, aucun ressentiment ni de propos amers. Qu’un courage
qui déplace les montagnes. L’amour. Porté par l’espoir. « On dépend d’un téléphone, du bip qui nous relie en permanence avec l’Hôpital de Genève. Cela
peut durer 5 mois ou un an. Mais c’est aussi parfois trop tard. Une vie
contre un coup de téléphone, en quelque sorte. Nous y pensons parfois, mais
l’optimisme finit par l’emporter. On sait que les organes manquent… et
pour un enfant, le problème est encore plus grand ». Sinon plus terrible.
Don d’organes… don de vies
Don d’organes… Don pour une vie nouvelle. Parce que librement décidé
par des personnes attestant de leur vivant qu’une fois leur mort cérébrale
constatée, la science pourra prélever coeur, poumons, foie, pancréas, reins
et intestin grêle. Pour les greffer sur des hommes, des femmes et des enfants qui vivent dans l’espoir de recevoir l’un ou l’autre de ces organes
vitaux.
En 1995, ils étaient 444 à figurer sur une liste d’attente de Swiss
Transplant, seule organisation dans le pays à coordonner les activités en
matière de dons et de transplantations, dans les six établissements hospitaliers habilités à la faire – Bâle, Zurich, St-Gall, Berne, Lausanne et
Genève. Ils sont aujourd’hui plus de 500. Alors que pendant le même temps,
le nombre d’organes prélevés n’a cessé de diminuer. De 382 en 1994 à 316
l’an dernier. En d’autres termes, 95 personnes ont permis la transplantation de 316 organes l’an dernier. Elles étaient 111 pour 382 greffes en 94.
Président du Comité exécutif de Swiss Transplant, le professeur Philippe Morel, chef du Service de chirurgie digestive à l’Hôpital cantonal
universitaire de Genève, s’inquiète de la situation. Et met en garde: « Les
campagnes de presse orchestrées en Suisse alémanique liant le don d’organes
au trafic d’organes sont malhonnêtes ».
Les chiffres lui donnent raison: la barrière des roestis existe même en
matière de dons d’organes. Elle « pèse » à ce point que la Suisse figure au
dernier rang de l’Europe en compagnie du Luxembourg. Alors que le pays figurerait en tête si seuls les donneurs Tessinois et Romands étaient comptabilisés. Avec 13 donneurs par million d’habitants, la Suisse traîne en effet les pieds: 11,8 donneurs pour la partie alémanique… mais 16,1 en Romandie et 20,4 au Tessin. Triste constat, chaque année en Suisse entre 19
et 25% des patients en liste d’attente meurent faute d’organes. « Ces décès
frappent le plus souvent des personnes jeunes… Des pères et des mères de
famille », constate le professeur Morel.
Entre l’angoisse et l’espoir
Vous avez dit statistiques? Emilie aura 2 ans le 8 juillet prochain. Et
de ces chiffres, l’enfant n’en a cure, elle qui vit dans l’attente d’une
greffe du foie. Tout a commencé à la naissance, avec une mauvaise jaunisse,
puis des complications comme autant de meurtrissures dans son corps de bébé. En raison d’une maladie suffisamment rare pour être de trop.
Avec leur fils, un garçon de 5 ans, Yvan et Marie-José Dafflon, de Matran, vivent eux aussi dans l’attente d’un coup de fil. « Depuis qu’Emilie
figure sur une liste d’attente, en août 1995, à chaque coup de téléphone,
c’est à la fois l’angoisse et l’espoir. L’Hôpital de Genève doit être en
mesure de nous atteindre partout. Ce qui signifie ne quitter la Suisse en
aucun cas, de manière à pouvoir transporter notre fille en ambulance ou en
hélicoptère selon le lieu où nous nous trouvons ».
Emilie n’a certes pas un délai de 2, 6 ou 8 mois. « On peut voir venir.
Mais nous vivons parfois avec cette idée que la greffe de notre enfant se
fera obligatoirement à cause du décès d’un autre enfant, voire d’un adulte.
Chose possible en ce qui concerne la transplantation d’un foie. Reste qu’on
ne peut vivre avec cette réalité constamment collée à nous », admettent les
parents.
Etrangement, leurs amis les ont quelque peu fuis depuis le jour où la
maladie d’Emilie bouleversa leur vie. La crainte sans doute de ne pas paraître naturel face à une situation peu ordinaire. « Nous sommes aujourd’hui
en contact avec des familles qui vivent le même problème… dont les enfants ont été transplantés. Cela rassure quelque part. Met en confiance ».
Et de la confiance, Yvan et Marie-José en ont à revendre. Logique… A voir
la bouille épanouie d’une gamine nommée Emilie.
A chaque canton sa législation…
Avec ses six centres de transplantation, la Suisse possède l’une des infrastructures parmi les plus perfectionnées. « Les résultats se comparent
sans doute aux meilleurs obtenus dans le monde », assure le prof. Morel.
Pour Swiss Transplant, on peut tenir pour objective une moyenne de
survie ou un taux de succès entre 80 et 85% la première année. Et ce taux
se maintient très favorablement les années suivantes. D’ailleurs, relève le
professeur Laurent Nicod, pneumologue à l’Hôpital cantonal de Genève, une
personne transplantée au niveau des poumons peut retrouver une vie et des
activités normales. « Tous ceux qui avaient une activité professionnelle
dans les 5 ans avant la greffe l’ont reprise ».
Le problème ne réside donc pas au niveau de la greffe ou du phénomène de
rejet, aujourd’hui maîtrisés, mais bien à celui du don. L’heureuse constatation de la diminution du nombre d’accidents mortels de la route, de l’ordre de 20% à en croire les dernières statistiques, peut expliquer, mais en
partie seulement, la chute du nombre de donneurs. Le prof. Morel y voit encore d’autres raisons. La relation de confiance entre les médecins et la
famille de la personne qui vient de mourir en est une. Pas facile pour les
proches d’accepter la notion de mort cérébrale alors que les fonctions vitales sont maintenues quelques heures en vue d’un don d’organes.
L’absence de bases juridiques au niveau fédéral en est une autre. Le don
d’organes est en effet juridiquement régi par chaque canton. Souverainement. Et si la législation va dans la majorité des cantons du consentement
présumé (il faut dire non pour ne pas être donneur), au consentement explicite, comme à Genève et dans le Jura où il faut dire oui pour être donneur,
certains cantons demeurent sans législation, comme Fribourg et le Valais
par exemple. Aux Etats-Unis, dit le professeur Morel, la volonté du donneur
figure sur le permis de conduire.
Autre raison, paradoxale mais sans doute primordiale: Selon le professeur Morel, 40% de donneurs potentiels ne sont pas discernés dans les hôpitaux régionaux. Par manque d’information là également. Mais aussi en raison
de l’absence de formation du personnel hospitalier pour aborder et expliquer le problème en présence de la famille. Terrible question. Peut-être
éludée face à des êtres qui viennent de perdre un père, un fils ou une mère. Ou alors maladroitement voire inhumainement posée.
Comme en témoigne cette mère, dont on respectera l’anonymat. « J’ai perdu
ma fille dans un accident de la route. Les médecins avaient maintenu les
organes en activité. Son coeur est en bon état, comme le reste de ses organes vitaux », m’a-t-on dit d’abord. « Mais ils ne serviront plus à votre
enfant », avaient-ils ensuite précisé. « Imaginez l’espoir… puis ma douleur. J’ai refusé. Avec ce que je sais du don d’organes aujourd’hui… ma
réponse serait différente. Peut-être l’aurait-elle déjà été, à l’époque, si
on avait eu une autre manière de me le demander ».
Ceci expliquant peut-être cela. Pas étonnant qu’en Suisse, seuls 7 à 8%
de la population possèdent leur carte de donneur émise par Swiss Transplant. (apic/pr)
ENCADRE
Haro sur les assurances: la transplantation menacée
La transplantation à l’heure actuelle est « victime » de ses bons résultats. Quelque 15’000 greffes de reins se pratiquent annuellement dans le
monde, dont la moité en Europe, qui greffe aussi chaque année près de 4’000
foies. La source d’organes humains ne sera jamais suffisante. Mais le danger pourrait bien venir d’ailleurs. Le professeur Morel pointe ici son
doigt sur les assurances. La nouvelle loi en vigueur depuis janvier menace.
« Les assurances se comportent de manière extraordinairement anti-sociale.
Actuellement en Suisse, les contrats d’assurance pour les transplantations
ne sont renouvelés que dans deux hôpitaux universitaires. Sans compter
qu’elles n’interviennent en rien pour favoriser et financer le travail de
Swiss Transplant. Une greffe de rein coûte 40’000 francs. Les assurances
n’en remboursent que 6’000. Le reste est à la charge de la collectivité ».
Mais il y a plus à craindre encore, s’insurge-t-il. Si les assurances
persistent dans leur politique, on risque bien d’assister à une médecine de
transplantation à deux vitesses, selon qu’on est riche ou pauvre, voire
dans le futur à la suppression de la transplantation. « En Angleterre déjà,
sous prétexte qu’une personne est âgée de 75 ans, on ne met plus de prothèse de la hanche ». Pire. « Si la greffe d’organes s’avère un jour trop onéreuse pour la collectivité, le danger est réel d’ainsi favoriser le trafic
d’organes dans le tiers monde. Des gens n’hésiteront pas à aller chercher
et se faire greffer là-bas des organes prélevés sur des personnes non consentantes ».
C’est vrai, convient Regula Palladino, cheffe de la division Assurance
pour les prestations spéciales de la Fédération suisse pour les tâches communes des assurances maladies (SVK), à Soleure. Elle précise d’emblée: « Les
transplantations sont des prestations obligatoires. Mais les conventions de
l’année dernière ont été annulées. Nous en avons donc signé une nouvelle
avec l’Hôpital de Genève. Avec cette nouvelle loi, on ne sait réellement
pas ce qui risque de se passer… Nous n’avons pour l’heure reçu aucune
facture de transplantation ».
Normalement, depuis le 1er janvier affirme-t-elle, les caisses maladies
payent la moitié seulement. Les autres 50% étant à la charge du canton de
résidence du patient. Avant, pour une greffe du foie, on payait 120’000
francs. Nous n’en payons que 60’000 aujourd’hui ». Et si le canton de domicile refuse de payer pour une intervention qui ne peut se faire ailleurs
que dans un établissement spécialisé? « Le cas s’est présenté. Un Soleurois
devait subir une intervention à Bâle. Le canton de Soleure n’a pas cautionné la différence. Le patient a dû rentrer ». Bête. A faire pleurer le
Bon Dieu, comme dit le chanson.
Et pourtant, relève le professeur Morel, graphique à l’appui, un transplanté coûte moins cher à la société qu’un non-transplanté décédé faute
d’organe . « Si le premier coûte 150’000 francs durant l’attente de la greffe, puis le prix de l’opération, ajouté à un montant annuellement estimé à
8’000 francs pour le suivi, le second, qui n’aura pas eu la chance d’être
greffé, coûtera ce qui correspond à sa période d’attente. On économisera le
montant de l’opération et du suivi. Mais pas les soins nécessaires durant
la période d’une vaine attente. Et s’il s’agit d’une personne jeune, d’une
mère ou d’un père… viendront alors les rentes de veuves et d’orphelins,
les prestations sociales… Le tout pouvant être évalué entre 2 et 4 millions de francs. « La transplantation est bien une mesure d’économie », conclut le professeur Morel. (apic/pr)
ENCADRE
L’Académie suisse des sciences médicales établit des directives et
recommandations qui font référence en matière d’éthique médicale.
Références auxquelles souscrivent l’ensemble des grands courants religieux:
le don d’organe doit être volontaire; la liberté de décision du receveur
potentiel d’organes est à respecter; le prélèvement ne doit être fait
qu’après le constat irréfutable du décès; l’organe doit être donné
gratuitement et ne peut faire l’objet d’aucun commerce de la part du
transplanteur.
Le Père Roger Berthouzoz, professeur de théologie morale à l’Université
de Fribourg, rejoint les positions de la Fédération des Eglises protestantes de la Suisse et des communautés juives et musulmanes: le don d’organes
est non seulement accepté, mais il est perçu comme un acte de charité fondamentale. Une grande réserve, pour ne pas dire plus, est cependant exprimée face au danger de dérive que représente la xéno-greffe, à partir d’organes prélevés sur des animaux. En Angleterre, le professeur David White
déclare être prêt à transplanter un coeur ou un poumon de porc après avoir
préalablement introduit dans l’animal des gènes d’origines humaines dans le
but de lutter contre le phénomène de rejet. L’expérience pourrait être tentée dans les mois à venir, dit-on.
A noter encore que la plus fréquente des greffes pratiquées grâce à un
donneur vivant est la greffe du rein. Elle n’est possible qu’entre les membres d’une même famille et éventuellement entre conjoints. Récemment, certaines équipes étrangères ont réalisé des transplantations d’une partie de
foie et de pancréas provenant de donneurs vivants. Quant à la greffe de la
moelle osseuse, elle n’est prélevée qu’à partir d’un donneur vivant. Elle
peut l’être à partir d’une personne non apparentée. (apic/pr)
ENCADRE
Originaire de Lecce, en Italie, en Suisse depuis 1963, Andrea Marzo vit
aujourd’hui entre Ste-Croix et Les Verrières avec un poumon greffé le 1er
mars 1994. « Mes poumons séchaient. Jusqu’au jour où mon médecin traitant,
le docteur Jacques Wacker, à La Chaux-de-Fonds, m’a surpris, en me parlant
d’une greffe nécessaire », témoigne ce peintre en bâtiment, aujourd’hui âgé
de 50 ans.
Sur une liste d’attente depuis novembre 1993, Andrea Marzo aurait pu
être « transplanté » quelque temps plus tard déjà. « J’ai dit non. parce que
j’ai alors éprouvé le besoin d’aller en Italie d’abord. Voir mes filles. Ma
famille ».
Le 28 février 1994, tôt le matin, « il était 4h45, se souvient-il, le téléphone a sonné ». L’Hôpital de Genève: « Nous avons un poumon pour vous! ».
A. Marzo est parti immédiatement. « Je n’ai rien dit à personne… Un hélicoptère m’attendait à Couvet. Pour moi, c’était le dernier moment ».
Aujourd’hui, A. Marzo se rend régulièrement à La Chaux-de-Fonds chez le
Dr Wacker, pour des contrôles et des prises de sang, et tous les six mois
pour des bilans à Genève. « Je me sens comme il y a dix ou 20 ans ». Avec la
petite entreprise dont il a la charge, il travaille normalement, se rend
sur les chantiers, « mais pas pour faire de la peinture moi-même. A cause de
l’odeur et de la poussière ».
« Je sais que mon poumon vient de Berne… Une jeune fille de 18 ans.
Dont je ne connais pas le nom. Pas davantage que sa famille ne connaît le
mien.
A Marzo a été greffé en début 94 grâce à un poumon d’un donneur suisse.
Mais l’organe aurait alors tout aussi bien pu venir de France, par exemple.
Ce qui n’aurait peut-être plus été possible en fin d’année: « Aujourd’hui,
il faut subir les conséquences d’un certain 6 décembre 94, où la Suisse a
refusé l’Europe », s’indigne le professeur Dominique Belli, pédiâtre à l’Hôpital universitaire de Genève. « Un organe qu’un receveur compatible en
Suisse pourrait recevoir ira d’abord à l’intérieur de ce qu’il faut bien
appeler ’l’Euro-Transplant’ ». (apic/pr)
Les cartes de donneurs et les informations utiles peuvent être obtenues
auprès de Swiss Transplant, Hôpital cantonal universitaire, 24, rue
Micheli-du-Crest, à Genève. En appelant également le numéro 157 0234.
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