Handicapé... Et alors!

APIC – Reportage

De s’assistance à l’autodétermination…

Travailler avec et non pour la personne handicapée

Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC

Vivre sans bras ni jambe n’empêche nullement de bosser. Et encore moins de

faire son doctorat. L’APIC s’est penché sur le problème du handicap. En recueillant des témoignages de personnes qui se battent à un titre ou l’autre, pour que change le regard de la société sur la personne handicapée.

Celle-ci ne veut pas que survivre. Mais vivre. Avec ses droits. Et surtout

celui de vivre… avec sa différence. Des choses doivent changer, être revues. A commencer par la notion d’ »invalide ». Qui ne sied pas dans nombre

de cas touchant au handicap. Notre reportage.

Pour nombre d’institutions, comme Pro infirmis par exemple, il ne s’agit

plus d’avoir un regard tourné vers le passé. Avec un bilan où passif et actif d’une philosophie de vie au service des personnes handicapées s’opposeraient l’un à l’autre. Entre une conception dépassée portée vers l’assistance, pour ne pas dire l’ »aumône » qui soulage les consciences. Et une autre, tournée vers le droit à l’autodétermination de cette même personne

handicapée. En un mot son droit à dire et à décider de ce qui est bon ou

non pour elle. Pour son avenir.

Jusqu’à présent, relève Adolphe Gremaud, directeur de Pro Infirmis Fribourg, notre société a plus ou moins répondu aux besoins matériels. Un lit,

un toit, à manger… Les écoles spéciales et les ateliers protégés ensuite,

mais qui ne démarginalisaient cependant pas les pensionnaires ». Reste que

cette même société ne s’est jamais vraiment souciée de favoriser leur accès

à la culture et aux loisirs. D’écouter leurs revendications à défaut de les

susciter.

Un avis que partagent les différents bureaux romands de Pro Infirmis,

dont le siège général est à Zurich. « Même si les choses ont beaucoup changé

aujourd’hui, il n’en demeure pas moins qu’il est temps de travailler avec

et non pour la personne handicapée ». De sensibiliser le public. Afin de

tenter de faire tomber les barrières. Les masques… et les préjugés, tenaces et encore trop nombreux. Les discriminations surtout.

L’enfant du péché

Discrimination? Née en 1953 dans un village de la campagne de Lucerne

sans bras ni jambes, Aiha Zemp la vivra très tôt, cette exclusion. Le curé

n’a pas voulu baptiser la petite fille. « Une enfant comme moi, avait-il

alors dit, ne pouvait être que le fruit du péché de la famille ».

Douze ans après sa naissance, la direction du lycée dans lequel elle entendait poursuivre ses études lui interdira l’entrée de l’école. Le regard

de la société n’a pas changé depuis: « Il y a deux ans, raconte-t-elle, je

me trouvais dans un des restaurants de la gare de Zurich, lorsqu’un jeune

homme, la trentaine, dont l’allure vestimentaire aurait pu être celle d’un

employé de banque de la Bahnhofstrasse, m’a abordé pour me demander si je

ne préférerais pas me tirer une balle dans la tête. ’Cela fera toujours un

parasite en moins’ », avait-il lâché.

Aînée de quatre soeurs, soutenue par une famille qui ne l’a jamais considérée comme « un cas spécial », et donc toujours refusé de la placer en

« maison spécialisée », Aiha Zemp, âgée aujourd’hui de 43 ans, exerce la profession de psychothérapeute dans un village proche de Zurich, où elle a ouvert son propre cabinet en 1982. En octobre dernier elle s’est présentée

sans succès pour le Conseil national. « J’ai fait des études à l’Institut de

journalisme de l’Université de Fribourg après avoir tâté de l’éducation, et

avant de bifurquer sur la psychologie à l’Université de Zurich ». La thèse

qu’elle vient de soutenir avec succès sur « La violence sexuelle contre les

filles et les femmes handicapées » lui conférera prochainement le titre de

docteur en psychologie.

Dans le wagon-restaurant de l’Intercity Lausanne-Zurich où Aiha Zemp

nous a donné rendez-vous – « Je reviens de Paris, où j’ai donné une conférence » -, les regards insidieux plus ou moins bien dissimulés, gênés, étonnés sinon abasourdis se portent inlassablement sur notre table. Des regards

que notre interlocutrice connaît bien… Ils ont un jour provoqué sa révolte d’enfant, avant de nourrir sa lutte contre le mépris, l’exclusion, voire

l’élimination. « Une certaine agressivité à l’encontre des personnes handicapées est à nouveau perceptible aujourd’hui, tout comme le racisme et

l’intolérance, qui ressurgissent ces derniers temps ».

Gamine, Aiha regarde les autres gosses dessiner, écrire. Elle n’a pas de

bras. Mais une bouche en revanche, avec laquelle elle tient crayon et pinceaux pour laisser courir mots et couleurs sur une feuille. Avec la perte

de ses dents de lait, c’est un autre apprentissage qui commence. Qu’à cela

ne tienne: elle câle son crayon sous l’aisselle. Stupéfiante habileté. « Il

n’y a que deux choses que je ne parviens pas à faire seule; me laver et les

nettoyages ».

La guerre au test prénatal

Aux quatre coins de l’Europe, Aiha Zemp apporte aujourd’hui ses connaissances acquises en la matière. Avec un but: que la société reconnaisse la

personne handicapée et que ces mêmes personnes ne demeurent plus fondamentalement des objets, dont le destin resterait lié et conditionné par l’environnement. Avec l’appui de médecins, de psychologues et d’éducateurs,

qu’elle forme, elle entend briser un nouveau mur de silence. Un autre tabou

honteusement tu: « 65% des filles et femmes handicapées sont sexuellement

abusées ».

Le test prénatal est un autre de ses combats. « La génétique veut éliminer les handicapés ». L’avortement, martelle-t-elle, est la première des exclusions. « C’est le premier rejet de la part de la société. La première sélection… Celle qui donne aux biens portants le droit de décider ». Comment

la société peut-elle trouver une relation positive au problème du handicap,

si on en parle systématiquement de manière négative?, s’insurge A. Zemp.

« Il s’agit là de la plus horrible des exclusions. La pire. Parce qu’elle

vient de la science ».

Dans une société où le handicap visible signifie que le modèle n’est pas

conforme à l’ »idéal » de la femme fatale ou de l’homme viril et macho présents dans la plupart des spots publicitaires, comment faire évoluer les

mentalités! Et les regards! Pour qu’enfin soit admis que les handicapés

sont des êtres à part entière. « La société est un groupe composé de différentes personnes, où chacune est unique. Des noirs, des blancs… des handicapés, des non-handicapés… »

Aiha Zemp se sent profondément femme. « Adolescente, les garçons aimaient

m’emmener avec eux en disco. Par provocation. Et par défi aussi. Jusqu’au

jour où j’ai déclaré mon amour à l’un d’eux. Ils s’en sont étonnés. Mais

cela les a moins amusés: ’Quoi, cela t’arrive aussi’ ». La société pense

souvent que les personnes handicapées sont des êtres asexués. « Ni fille, ni

garçon. Ni homme ni femme. Mariée, puis divorcée dix ans plus tard, Aiha

Zemp a porté un enfant pendant neuf semaines. Qu’elle a perdu. « Il est parti seul. Sinon je l’aurais accepté, assumé ».

Elle entend encore les murmures d’indignation, voilés ou non. Quoi, une

invalide? Le sang de la psychothérapeute ne fait qu’un tour à l’énoncé de

ce mot: « Nous ne sommes pas des invalides. Nous avons un handicap ». A la

page 1’028 du « Petit Robert », cette définition à faire crier d’indignation

contre un amalgame, un raccourci nés de l’image voulue par la société, y

compris de « la mal nommée Assurance invalidité » (AI) créée en 1960: Invalide, du latin invalidus: « Qui n’est pas en état de mener une vie active. De

travailler, du fait de sa mauvaise santé, de ses infirmités…voir impotent, infirme ».

La retraite de Pauline

Une définition que Pauline, 62 ans, secrétaire à Pro Infirmis Fribourg,

s’emploie elle aussi à détruire. Avec le sourire. Née avec un bras seulement et sans jambe, Pauline s’est occupée 36 ans durant d’une partie du secrétariat. Comme n’importe quelle employée. Le jour où nous l’avons rencontrée était le dernier de sa vie professionnelle. Vous avez dit invalide?

La retraite l’attendait le lendemain. Sans appréhension aucune: « Grâce à

mes activités annexes et à mes loisirs, je n’ai rien à craindre de ce passage. Pendant 36 ans, aux personnes qui me demandaient ce que je faisais,

j’ai inlassablement dit: je travaille. La réponse fusait invariablement:

’Ah… c’est bien ça. Vous vous occupez’. Vous savez, relève-t-elle quelque

peu amusée de ce bon tour, on a l’impression qu’une personne handicapée qui

travaille le fait pour s’occuper. Et non pour gagner sa vie. Sa croûte »,

comme n’importe qui.

Contrairement à Aiha Zemp, Pauline ne ressent pas ou moins le besoin de

lutter pour l’intégration des handicapés dans la société. « Cela voudrait

dire qu’on en a préalablement été exclu. Or je ne me sens pas exclue. Même

si je pense que la société est trop dure avec la personne handicapée, les

marginalisés. Surtout à une époque où tout doit aller très vite, où tout

est fonction de rentabilité, et ou l’individu n’existe qu’en termes de production, de consommation. Mon handicap? « Je n’y pense pas. Sauf lorsque je

suis devant un obstacle. Comme des escaliers par exemple. Alors je me dis:

le handicap n’est pas d’être privé de son bras et de ses jambes, c’est tout

ce qui entrave la vie quotidienne ». (apic/pr)

ENCADRE

Quand le handicap n’est pas forcément un handicap

Paraplégique à la suite d’un accident de ski en 1984, alors qu’il avait

un peu plus de 15 ans, Jean-Christophe Pilloud, de Fribourg, est demeuré le

sportif qu’il était avant son accident. Fier et volontaire, comme il aime à

le souligner, il a notamment choisi de faire de la compétition dans l’équipe de basket de la ville, en plus de ses nombreux loisirs. Et surtout de

son boulot dans une entreprise de la place. « C’est vrai, convient cet électronicien, j’ai offert mes services en ne mentionnant pas sur mon curriculum et mes références que je suis paraplégique. J’ai estimé que ma candidature devait être examinée sur la base de mes seules connaissances ».

Son accident s’est produit en mars, six mois plus tard, en septembre, il

réintégrait l’école en chaise roulante. « J’ai tout de suite voulu me battre

dès que j’ai compris ce qui m’arrivait. Repartir à zéro, tout réapprendre,

et vite. Je ne dis pas que j’accepte mon état. Je vis avec. Mon handicap ne

me pose pas de problème existentiel ». Volontaire, J.-Ch. Pilloud n’a jamais

fait grand cas des regards condescendants qui pèsent sur lui lorsqu’il se

promène en ville sur sa chaise. « Cela m’a frappé au début… mais je n’y

prends plus garde aujourd’hui. Je monte les escaliers, les descends… même

s’ils représentent le pire des obstacles selon leur importance. Je me débrouille seul et roule en voiture ».

Lui non plus ne correspond en rien à la définition d »’invalide » que

pourrait lui coller une société empressée de poser des étiquettes. « Je fais

ce que j’ai envie de faire, vis tout ce qu’il y a de plus normalement. Que

je sois en chaise ou non ne change rien si l’envie me prend d’aller au restaurant, de boire un verre. De sortir ». « Discrimination à mon égard? Il

faut parfois faire sa place, faire comprendre aux gens que le fait de ne

plus avoir l’usage de ses jambes n’empêche nullement d’avoir une tête et de

savoir s’en servir, que vous savez rigoler, plaisanter, ou être furieux ».

L’oeil un brin amusé, J.-Ch Pilloud de lancer: « Il y a même des avantages à

être en chaise roulante: des places de parcs spécialement réservées à notre

usage, pas de zone bleue ni de disque à mettre… pas de queue à faire pour

aller voir Gottéron. Gratuitement qui plus est, et au bord de la glace ».

(apic/pr)

ENCADRE

Des siècles de discrimination et combien de mémoires oubliées

Dans un exposé fait dans le cadre du 75e anniversaire de Pro Infirmis

Suisse, en 1995, Aiha Zemp puisait dans l’histoire les exemples de discriminations exercées contre les personnes handicapées.

Dans l’histoire des civilisations, une déformation corporelle a toujours

été considérée comme un manque. « Qu’on laisse ou non la personne en vie dépendait entièrement des normes du monde environnant ». Chez les Germains, la

décision de tuer ou de laisser en vie un enfant handicapé était laissée au

bon vouloir du père.

Avec l’apparition de structures sociales, la question du maintien en vie

d’une personne handicapée s’est posée en termes de nécessité. Ce qui s’est

passé dans la Grèce antique est révélateur de cette ambivalence, note A.

Zemp: tandis que, sur le plan médical, d’importantes découvertes étaient

faites, les handicapés étaient mis à l’écart, cachés, voire éliminés. A

Sparte, les nouveau-nés présentant une soi-disant déficience étaient précipités du haut du Mont Taygète. A Rome, la société impériale excluait inéluctablement celui qui ne pouvait s’intégrer à l’un ou à l’autre de ses

deux fondements « essentiels »: le service militaire et l’utilisation de

l’individu comme force de travail.

L’élimination des enfants handicapés était autorisée lorsque cinq personnes pouvaient témoigner que l’enfant présentait effectivement un handicap.

Depuis le XVIIIe siècle, la médecine reconnaît trois catégories de handicapés: les estropiés, les faibles d’esprit et les idiots. Selon A. Zemp,

cette catégorisation permet d’opérer une claire distinction entre les handicapés encore utilisables et ceux qui, d’un point de vue économique, ne

seront jamais rentables. Au début de notre siècle, affirme-t-elle encore,

avec l’émergence des théories relatives à l’hérédité et à la race, « l’aide

aux faibles », chère à l’assistance, a rapidement laissé la place à l’élimination des faibles.

« Les handicapés devinrent des cobayes à des fins d’expérimentation médicale. Sous le régime nazi, à l’instar des juifs, des Tziganes et des homosexuels, ils connurent l’enfer des camps. Alors que l’on célèbre la mémoire

des victimes d’Auschwitz et de l’univers concentrationnaire nazi, il est

symptomatique de constater que peu de récits rappellent que les handicapés

figurèrent aussi parmi les victimes », constate en conclusion Aiha Zemp,

avant de s’en prendre à nouveau au diagnostic prénatal. De plus en plus généralisé. Pour enfin poser cette question: « Où est le changement? » (apicpr)

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