En quoi les évêques allemands ont-ils fauté pendant la Guerre Mondiale?

Septante cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 8 mai 1945, les évêques catholiques allemands ont publiquement reconnu, le 29 avril 2020, les fautes de l’Eglise du pays pendant le conflit. Les évêques de l’époque n’ont pas opposé un ‘non’ clair à la guerre et à l’antisémitisme.

L’acte de repentance de la Conférence des évêques allemands s’exprime à travers une brochure historique d’une vingtaine de pages. Si l’idée d’une sympathie des évêques envers l’idéologie et l’ordre nazis doit être clairement écartée, l’esprit national et patriotique offre une explication mieux étayée de leur complaisance, voire de leur complicité dans la guerre.

Malgré la distance par rapport au national-socialisme et parfois même une opposition ouverte, l’Église catholique en Allemagne a fait partie de la société en guerre, note la déclaration de la Conférence des évêques. Ni la répression croissante contre le christianisme, ni la politique d’anéantissement des juifs, ni les pertes croissantes des Allemands, ni les bombardements contre l’Allemagne n’ont changé grand-chose à cela. La volonté patriotique de mobiliser les ressources matérielles, personnelles et spirituelles de l’Église pour l’effort de guerre est restée intacte jusqu’à la fin, comme elle l’avait déjà été pendant la Première Guerre mondiale.

«Le 8 mai 1945, l’Eglise allemande, bien que blessée, était encore debout»

L’objectif numéro 1 est de se maintenir

Lorsque la guerre et le Troisième Reich ont pris fin, le 8 mai 1945, l’Eglise allemande, bien que blessée, était encore debout. Ses structures étaient en grande partie intactes, malgré douze ans de persécution sous le régime nazi totalitaire et violent, analyse Annette Mertens. Pour l’historienne de Bonn, dont les travaux ont servi de base à la prise de position de la Conférence des évêques, les prélats avaient en fait atteint un objectif essentiel: ils avaient maintenu une pastorale contre tous les obstacles, les résistances et les restrictions. Les enseignements qu’ils proclamaient n’avaient pas été infiltrés par le national-socialisme. Il est vrai cependant que le prix à payer avait été lourd de compromissions avec le régime hitlérien.

Les évêques de l’époque sont globalement restés axés sur l’espoir illusoire d’un changement de comportement des dirigeants politiques, sur le respect des accords juridiques ainsi que sur l’accomplissement fidèle du devoir de citoyen et de soldat. Ils ont en quelque sorte cherché à mener une «vie juste dans l’erreur», selon l’expression du philosophe Théodore Adorno, note le texte.

Une procession catholique à Cologne, après 1933 | www.rheinischse-geschichte.de

Cette attitude les a conduits à ignorer les «diaboliques enchevêtrements des crimes» et les détresses croissantes qui en ont résulté. «Plus encore: en ne contrant pas la guerre par un ‘non’ sans équivoque, mais en renforçant la volonté de persévérer, la plupart des évêques se sont rendus complices de la guerre», admet la déclaration.

Les raisons de la déroute

Le document 107 de l’épiscopat propose une analyse historique des raisons qui ont conduit la majorité des évêques allemands à maintenir, malgré tout, leur obéissance et leur loyauté envers le régime nazi.

La première est l’idée traditionnelle d’ordre, qui trouve son origine dans la philosophie antique interprétée au Moyen Âge. En se référant également au Nouveau Testament, l’Eglise considérait l’ordre et le pouvoir de l’Etat comme donnés et voulus par Dieu. Cette conception n’exclut pas la critique des responsables. Mais l’ordre lui-même ne peut pas être remis en question, car il s’agirait d’une rébellion contre la volonté divine.

Ce n’est qu’après la guerre que l’Église a commencé à considérer le respect des droits de l’homme comme objectif et base de légitimation du pouvoir étatique, note le texte. Ainsi, même si la vision du monde des nationaux-socialistes était clairement rejetée par les évêques, l’État allemand, après leur prise de pouvoir, était toujours considéré comme un pouvoir légitime qu’il fallait respecter et protéger.

S’afficher comme des citoyens exemplaires

En outre, l’Église catholique en Allemagne avait parcouru un long chemin jusqu’à sa reconnaissance, après le Kulturkampf des années 1870 et pendant le Reich. La nécessité de rendre visible sa loyauté nationale a continué à exercer son effet pendant l’ère nazie. Frappé d’un complexe d’infériorité, les catholiques minoritaires avaient à cœur de se montrer comme des citoyens exemplaires.

Malgré les garanties pour l’activité pastorale données dans le Concordat signé en 1933 avec le Vatican, la situation de l’Eglise s’est avérée toujours plus précaire. Alors que les nazis cultivaient une relation tactique au droit et aux traités qui oscillait entre l’instrumentalisation et la violation flagrante, les évêques continuaient à se considérer comme liés par celui-ci. Face aux nombreux emprisonnements de prêtres, de religieux et de laïcs, les limites de cette stratégie défensive sont devenues de plus en plus visibles. Les évêques se sont néanmoins contentés de protestations verbales et formelles, sans jamais appeler à la désobéissance.

«Les idées d’honneur, de discipline et d’obéissance associées à l’armée ont trouvé un large écho dans les Eglises»

Un esprit national et patriotique

La doctrine de la «guerre juste» était un autre élément de l’enseignement de l’Eglise, remontant elle aussi à l’Antiquité et au Moyen Age. Certes, les évêques ne légitiment plus explicitement la guerre émanant de l’Allemagne comme «juste». Mais les opérations douloureuses qu’il a fallu déplorer ou subir ont été acceptées, dans un esprit national et patriotique. Dans la première moitié du 20e siècle, encore très peu de chrétiens remettent en question la guerre comme forme d’agir politique, relèvent les évêques.

Un autel catholique élevé lors d’une manifestation populaire des SA en septembre 1933 | Archives du Musée du Sauerland, Eshole

La militarisation de la société du Reich allemand et les expériences violentes de la Première Guerre mondiale ont eu un effet durable. Les idées d’honneur, de discipline et d’obéissance associées à l’armée ont trouvé un large écho dans les Eglises. Les évêques appartiennent à la génération qui a connu la défaite de 1918. Beaucoup dénoncent l’injustice et l’humiliation faites à l’Allemagne lors du traité de Versailles et soutiennent l’idée de sa révision. Après la victoire sur la France en 1940, les cloches ont sonné dans le Reich.

Conformément à cette vision traditionnelle de la guerre, les évêques ont fait preuve d’une retenue notable dans leurs sermons et leurs lettres pastorales. Ils appellent les soldats et les fidèles à la loyauté, à l’obéissance, à l’accomplissement du devoir, à la mise à l’épreuve, à l’expiation et au sacrifice. Les tonalités sont parfois différentes, mais la mélodie est toujours la même.

«Les très rares voix des pacifistes ou des objecteurs de conscience n’ont trouvé aucun soutien des évêques»

Des centaines d’aumôniers militaires

La question des aumôniers militaires avait été une pierre d’achoppement au moment de la signature du concordat de 1933. Les nazis étaient a priori peu favorables à la présence de l’Église dans l’armée, et l’Église entendait bien que les aumôniers conservent leur indépendance vis-à-vis de la hiérarchie militaire. De fait des centaines d’aumôniers militaires ont été actifs comme pasteurs de troupe, d’hôpital militaire ou de prison dans les zones opérationnelles de la Wehrmacht. Des prêtres, des séminaristes et des religieux étaient actifs dans l’armée en tant que sanitaires. Plusieurs dizaines de couvents ou maisons religieuses ont servi d’hôpitaux militaires. Des dizaines de milliers de religieuses ont accompli leur devoir patriotique, surtout dans les hôpitaux.

L’engagement des catholiques, tant sur le front militaire que sur le front intérieur, fut toujours encouragé par l’épiscopat. En face, les très rares voix des pacifistes ou des objecteurs de conscience n’ont pratiquement trouvé aucun soutien des évêques.

Croisade contre le bolchevisme athée

‘Dieu sous les bolchévistes’, image de propagande allemande de 1941 | DR

A partir de 1941, l’attaque contre l’Union soviétique associée à une «croisade» contre le «bolchevisme impie», ou contre le «judéo-bolchévisme» a donné à la guerre une charge religieuse supplémentaire. La politique systématique de persécution de Staline contre les Eglises et les communautés religieuses en Union soviétique ne pouvait que renforcer le soutien à la guerre contre les forces du mal.

Cette vision du monde nationale et patriotique explique pourquoi les évêques allemands ont en fin de compte été si peu sensibles au sort des juifs (qui représentaient 1% de la population) et des populations des pays occupés. Leurs protestations sont quasi inexistantes. Leurs actions se limitent exclusivement aux juifs convertis ou ayant un conjoint aryen que certains tentent de protéger.

Ce patriotisme explique aussi pourquoi nombre d’institutions d’Eglise n’ont pas été réticentes à l’emploi de travailleurs forcés et de prisonniers de guerre, surtout dans l’agriculture et le travail domestique.

Une conférence des évêques faible

Le manque de réaction plus ferme contre la guerre s’explique aussi par des raisons institutionnelles. La Conférence nationale des évêques, qui se réunit à Fulda dans le Land de Hesse, est un organe récent et peu structuré. Elle ne dispose même pas d’un secrétariat permanent. En outre, elle ne peut prendre ses décisions qu’à l’unanimité.

«Il a fallu beaucoup de temps à l’Église catholique et aux évêques pour faire leur autocritique»

Ce n’est que le 19 août 1943, après deux ans de querelles, qu’elle parvient à une lettre pastorale commune «Sur les dix commandements comme loi de vie des peuples». Ce texte souligne le lien de tout ordre étatique à la vérité et au droit divin, la protection du mariage et de la famille, la soumission de l’obéissance à la conscience, le droit inconditionnel à la vie et la protection des biens. Mais cela ne change rien au fait que les soldats sont toujours appelés à remplir fidèlement leur devoir. Après août 1943, la Conférence des évêques ne se réunira d’ailleurs plus jusqu’à la fin de la guerre.

Une autocritique tardive

Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale s’est terminée, en Europe, par la capitulation de l’Allemagne. Il a fallu beaucoup de temps à l’Église catholique et aux évêques pour faire leur autocritique sur leur implication dans le Troisième Reich et la guerre. La contradiction de fond avec la vision du monde national-socialiste, la référence aux persécutions et aux nombreux martyrs exécutés ou morts dans les camps de concentration, ainsi que le plaidoyer des évêques pour le peuple allemand ont longtemps été considérés comme des réponses suffisantes, admet le document de l’épiscopat.

Au fil des années, les échanges et démarches de réconciliation, avec en particulier la France et la Pologne, ou la confrontation avec les souffrances du peuple juif, ont poussé les évêques à admettre les critiques. C’est désormais chose faite. Mais le travail des historiens n’est pas achevé pour autant. (cath.ch/mp)


Cinq figures de l’épiscopat

Le cardinal Adolf Bertram (1859-1945) prince-évêque de Breslau en Prusse orientale depuis 1914 (aujourd’hui Wroclaw en Pologne), préside la conférence des évêques. Agé déjà de 80 ans au début de la guerre, il représente la génération du Kulturkampf des années 1870. Pendant toute la période nazie, il va s’efforcer de maintenir au mieux la pastorale de l’Eglise. Prudent, il mène une politique de ‘pétitions’ officielles mais non publiques protestant contre les violations du concordat. Face au régime nazi, elles restent le plus souvent sans effet. Il meurt peu de temps après la fin de la guerre, en juillet 1945.


Le cardinal Adolf Bertram, archevêque de Breslau et président des évêques allemands durant le guerre | domaine public

Mgr Konrad von Preysing, évêque de Berlin de 1935 à 1950 | DR

L’évêque de Berlin, Konrad von Preysing (1880-1950), représente une ligne plus combative face au nazisme. Il plaide sans succès pour une protestation publique des évêques. De 20 ans plus jeune que le cardinal Beltram, il dénonce les violations des droits de l’homme. C’est lui qui parvient à imposer en 1943 la lettre pastorale commune «Sur les dix commandements comme loi de vie des peuples».




Karl-Joseph Schulte (1871-1941) est depuis 1920 à la tête du puissant archidiocèse de Cologne qui regroupe 2,5 millions de catholiques soit près de 60% de la population de la région. Issu de la région industrielle d’Essen, il met l’accent sur l’enseignement social de l’Eglise et se préoccupe peu des questions politiques. Il est très réservé face au nazisme, mais il se cantonne aux questions religieuses et garde une ligne de prudence proche de celle du cardinal Bertram.



Karl Josef Schulte, archevêque de Cologne de 1920 jusqu’à son décès en 1941 | DR

Le cardinal Josef Frings, archevêque de Cologne en 1959 | wikipedia commons CC-BY-2.0

Après sa mort, en mars 1941, le siège de Cologne reste vacant durant plus d’un an jusqu’à l’élection de Mgr Josef Frings (1887-1978). A bien des égards, Frings est à l’opposé de son prédécesseur. Il prend la parole de manière décidée et courageuse contre l’idéologie et la politique nazies. Mais il arrive trop tard pour avoir une influence décisive. Dès 1943, la ville de Cologne est soumise aux bombardements alliés, la cathédrale et l’évêché sont touchés. Mgr Frings est contraint de se réfugier à Honnef, où il restera jusqu’à la fin de la guerre. Plus tard, il jouera un rôle décisif lors du Concile Vatican II.

Issu de la grande noblesse, Clemens Von Galen (1878-1946) surnommé le ‘Lion de Münster’ est évêque de la cité de Rhénanie depuis 1933. Bien que nationaliste fervent et soutenant les objectifs patriotiques du gouvernement nazi, von Galen se fait le critique de la politique du gouvernement hitlérien dès 1934. Il s’oppose à l’idéologie raciste. En 1937, il participe à la rédaction de l’encyclique antinazie du pape Pie XI, Mit brennender Sorge. Pendant la guerre, il mène victorieusement la bataille contre l’euthanasie des personnes handicapées mise en place par les nazis. MP

Le «lion de Münster» Mgr Clemens von Galen a été béatifié en 2005 | domaine public

Maurice Page

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/en-quoi-les-eveques-allemands-ont-ils-faute-pendant-2e-guerre-mondiale/