Théories du complot: quand l’autre camp est identifié comme le mal

Pour Laurence Kaufmann, professeure à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, «l’appel pour l’Eglise» lancé par Mgr Carlo Maria Viganò, ancien nonce aux Etats-Unis et opposant déclaré au pape François, relève clairement de la réthorique complotiste. Sous les oripeaux de la science, de la philosophie et de la théologie, il cache un rapport de défiance aux institutions considérées comme l’ennemi à combattre. 

Lancé à l’initiative de Mgr Carlo Maria Viganò, ancien nonce aux Etats-Unis et opposant déclaré au pape François, cet «appel pour l’Eglise et pour le monde aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté» réclame notamment la fin de l’interdiction des cultes dans les pays frappés par le coronavirus. Il sonne aussi l’alarme sur les risques que ferait courir la gestion de la crise du Covid-19 à la liberté religieuse comme aux libertés civiles. La sociologue Laurence Kaufmann y réagit.

Que pensez-vous de cet appel? 
Laurence Kaufmann: Il s’agit clairement d’une rhétorique complotiste. Le texte offre l’apparence d’une enquête qui a de fait déjà sa réponse. Les arguments ont tous les oripeaux d’une démonstration philosophique ou scientifique, mais ils contiennent un rapport de défiance systématique aux institutions, englobées sous la figure de l’ennemi. Le complotisme n’offre pas la vision d’un désaccord, mais d’un monde séparé, où l’autre camp, identifié comme le mal, est à détruire. 

Les signataires enjoignent en effet les chrétiens de «choisir (leur) camp: avec le Christ, ou contre le Christ.» 
Oui, les complotistes vident ainsi de son sens tout débat démocratique. C’est une rhétorique populiste, car elle court-circuite les autorités ecclésiales en affirmant détenir la vérité au nom de Dieu. Ceci explique la réaction, tout-à-fait justifiée selon moi, de Mgr Klaus Pfeffer (vicaire général du diocèse d’Essen, en Allemagne, ndlr), lorsqu’il parle de «théories conspirationnistes grossières, sans faits ni preuves, combinées à une rhétorique de combat populiste de droite au ton effrayant».

«Le complotisme n’offre pas la vision d’un désaccord, mais d’un monde séparé».

Il existe, selon les signataires, des pouvoirs intéressés à créer la panique parmi la population «dans le seul but d’imposer des formes de limitions liberticides, (…) prélude inquiétant à la création d’un gouvernement mondial hors de tout contrôle». Ce recours à la peur est-il usuel?
La peur est un moyen très efficace d’enrôler les gens car elle supprime le point de vue distant et désengagé d’un public spectateur qui se conterait d’assister passivement et de loin aux bruits du monde. Lorsque je suis interpellée en tant que victime, je me sens tout de suite concernée, prise à parti, et même «prise aux tripes», et contrainte de choisir mon camp. Surtout, avoir peur, c’est se préparer à obéir, c’est une méthode redoutable pour suspendre toute résistance ou esprit critique: on doit agir et réagir coûte que coûte. 

Comment cette rhétorique complotiste représente-t-elle une menace pour la démocratie? 
La philosophe juive Hannah Arendt le disait en 1958 déjà dans Condition de l’homme moderne. Pour elle, le monde public est comme une «table» qui relie et sépare à la fois la pluralité des convives qui s’assoient autour d’elle. De la même manière que la table «nous rassemble» et «nous empêche de tomber les uns sur les autres», le monde «relie et sépare en même temps les hommes». La métaphore est assez claire: la juste distance est celle qu’instaure un espace composé d’une pluralité d’opinions. Les membres d’une société pacifiée sont toujours d’accord, en principe, de se mettre autour de la table et de discuter, y compris de leurs désaccords. 

Et en quoi les théories du complot sapent-t-elle notre vivre-ensemble? 
Si je poursuis cette métaphore de la table, il y a la tension entre deux dangers opposés qui menacent le vivre-ensemble. D’une part, si les individus sont «trop proches», alors la table disparaît, ils tombent les uns sur les autres et forment une communauté indistincte et fusionnelle. D’autre part, si les individus sont «trop distants», alors ils basculent dans l’indifférence, sinon la haine mutuelle qui risque de remettre en question leur inscription dans un même monde. C’est le cas du complotisme: il détruit la table.

«La juste distance est celle qu’instaure un espace composé d’une pluralité d’opinions.»

Et si vous les critiquez, vous faites à leurs yeux partie du complot? 
Exactement, il s’agit d’une rationalité qui a quelque chose de très morbide, car elle s’applique, quoi qu’il se passe et quoi qu’on dise. Dans leur vision du monde où tout est noir ou blanc, soit vous être contre eux, soit vous êtes pour. Il n’y a plus de place pour des faits neutres: n’importe quel fait devient l’indice de l’appartenance à l’un des camps en présence, un signe de loyauté. Alors imaginez quand il ne s’agit pas d’un simple fait, mais d’une critique… 

Vous dites que la rhétorique complotiste manifeste surtout un rapport social, celui de la soumission politique et de l’exploitation économique des petits par les grands. Est-ce aussi le cas, ici? 
C’est souvent le cas, et il est fort possible que les signataires de cet appel se sentent mal reconnus dans leurs institutions respectives, qu’ils se sentent malmenés par les autorités. Mais même si ce n’est pas le cas, leur appel a une portée politique: celle d’opposer aux instances ecclésiales le pouvoir des «citoyens» (ou des fidèles), seuls à même de décider de leur sort. L’appel fait ainsi jouer le grand nombre contre l’autorité, un thème classique du populisme.

Comment désamorcer ces théories du complot?
La première réaction serait de ne pas en parler, pour qu’elles se dégonflent d’elles-mêmes. Mais si l’on en parle, il faut que les gens soient très conscients des différentes théories du complot, car leurs impacts ne sont pas les mêmes. À côté de celles, ludiques et sans grandes conséquences, partagées entre adolescents, nous avons celles du complot juif ou de l’invasion des migrants qui mènent à l’exclusion et aux massacres. Ou encore celles tenues par des responsables gouvernementaux, tels Donald Trump ou Jaïr Bolsonaro, qui sapent les institutions. Il y a enfin celles utilisées pour attaquer des autorités rivales. C’est le cas de cet appel, car il émane de personnalités ecclésiastiques opposées au pape François. 

Mais il est difficile d’entrer en discussion avec des complotistes…
Oui, car leur discours à charge est paranoïaque: il contient l’idée que tout ce qui arrive peut être expliqué par une seule cause, sans nuance. On peut être d’accord sur les faits, l’effondrement des tours à New-York le 11 septembre 2001 par exemple, mais pas sur son interprétation. Or, aujourd’hui, comment débattre lorsque même les faits, y compris ceux, aussi simples et observables que la taille de la foule présente à l’investiture du président américain Donald Trump, par exemple, est niée par le principal intéressé… (cath.ch/cp)


Une spécialiste de l’opinion publique
Laurence Kaufmann est professeure de sociologie des communications de masse à la faculté des sciences sociales et politiques de lʹUniversité de Lausanne. Spécialiste de l’opinion publique, thème de sa thèse, elle est également membre du comité de rédaction de la revue «Raison publique». Sollicitée pour son expertise, elle intervient sur les questions liées à la théorie des complots dans le cadre de la crise du Covid. Elle participe enfin avec d’autres spécialistes à un blog sur le confinement.

Carole Pirker

Portail catholique suisse

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