L’individualisme a besoin d’un Etat fort

Les trois derniers mois ont mis relief certains aspects peu visibles du fonctionnement de nos sociétés, notamment un paradoxe fondateur de la société libérale et individualiste. Par définition, une société animée uniquement par d’innombrables égoïsmes individuels ne tient que par les complémentarités et congruences momentanées entre des désirs et des intentions individuelles.

Par définition, le lien social y est faible, alors que domine le donnant-donnant, et que le marché y est la principale référence. Quand une telle société se trouve soudainement aux prises avec un danger extérieur – à l’instar d’une épidémie – elle risque l’effondrement et le besoin d’une main publique puissante devient criant.

Ainsi, se dévoile le paradoxe: plus l’individualisme est fort, plus il érode les liens sociaux, et, par conséquent, il faut un Etat plus – et non pas moins – puissant pour assurer, face au danger, le minimum de solidarité entre les membres de la société. L’idéologie de l’individualisme aboutissant naturellement au «moins d’Etat» et ainsi prise en défaut. La pandémie a montré que si on veut vraiment «moins d’Etat», il faut pouvoir compter sur un tissu social et économique soit dense, aux liens solides et durables, qualitativement différents de l’éphémère donnant-donnant. Et ce n’est pas ce que propose l’individualisme.

«Au lendemain de la crise financière, la solidarité familiale a été un important ressort de résilience»

Pourquoi un lien «solide et durable»? Parce qu’il doit pouvoir résister – à l’instar de l’Etat – aux situations où la solidarité est durablement à sens unique: où celui qui donne le fait sans attendre un retour immédiat, car celui qui reçoit saura donner, à son tour le moment venu.

En effet, le premier niveau de cette solidarité-là est celui des familles, fait du lien intergénérationnel où les rôles se succèdent dans le temps. Si ce lien-là est fragilisé, il faut des services de l’Etat capable de compenser. Au lendemain de la crise financière, la solidarité familiale ainsi a été un important ressort de résilience dans les pays les plus gravement touchés de l’Europe de Sud.

Le deuxième niveau de solidarité est celui qui devrait s’établir entre le capital et le travail au niveau de l’entreprise. Dans les petites structures, notamment celles aux antécédents familiaux, le fait de privilégier les places de travail et de sursoir aux bénéfices ou accepter une moindre rémunération du capital est assez fréquent. Il en va autrement dans des grandes structures impersonnelles gérées exclusivement à l’aide des tableurs Excel, sans états d’âmes. Le récent rejet politique du non-versement des dividendes en temps de pandémie, montre à quel point ce niveau de solidarité spontanée pose problème dans une économie de mastodontes. Toutefois, cette solidarité-là implique aussi, que le moment venu, le travail sache faire son bout de chemin et reconnaître la légitimité de la juste rémunération du capital.

«C’est parce que la solidarité y est encore forte que la société survit dans certains pays en développement»

Le troisième niveau de solidarité est celui des associations d’aide de toute sorte. Jour après jour, on constate leur vigilance et leur réactivité. Les trois derniers mois ne font pas exception. La prise en compte des laissés pour compte par les pouvoirs publics a été largement initiée par les associations.

Ce n’est qu’au quatrième étage de la pyramide des solidarités que se trouve l’intervention publique. Elle est supposée – par construction – non pas assumer toute la charge de solidarité, mais suppléer les trois autres niveaux au cas où ils seraient temporairement inopérants ou bloqués. En effet, contrairement aux trois autres niveaux de solidarité informelle, la solidarité orchestrée par la puissance publique est le plus couteuse dans son fonctionnement, parce qu’elle implique la fonction publique. A chaque fois que les autres solidarités s’affaiblissent, gonfle l’Etat et avec lui la fiscalité. Ce n’est donc qu’avec du lien fort, durable et dense que l’on peut rêver au moins d’état. A contrario, c’est parce que la solidarité notamment familiale – famille élargie et clanique  – y est encore forte, que la société survit dans certains pays en développement alors que les Etats sont défaillants.

Paul H. Dembinski

24 juin 2020

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