Les statues de la mémoire

Nous assistons à une déferlante de déboulonnage de statues. A Neuchâtel, le débat est entièrement focalisé sur le monument dédié à David de Pury, dû au sculpteur David d’Angers. Réalisée en 1848, cette statue a été installée en 1855 sur ce qui est devenu la Place Pury (PP).

De Pury a vécu de 1709 à 1786. Né à Neuchâtel, il est mort à Lisbonne. Il a légué à sa ville natale une somme immense, qui a notamment servi à la construction du Collège latin (siège de la Bibliothèque publique et universitaire), de l’Hôtel de ville et du Musée d’histoire naturelle.

Sa richesse a été largement conquise sur son activité commerciale, laquelle entretenait un étroit rapport avec l’échange des esclaves. Wikipédia précise : «David de Pury était actionnaire de la compagnie portugaise Pernambuco e Paraiba, fondée en 1759, et dont une partie de l’activité reposait sur des plantations brésiliennes où travaillaient des esclaves. Cette compagnie, dont il était l’un des nombreux actionnaires, a envoyé plus de 42’000 esclaves d’Angola».

Mais pour autant, il est impropre de tenir David de Pury pour un «esclavagiste». Comme le rapporte Bouda Etemad, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, coauteur en 2005 du livre La Suisse et l’esclavage des Noirs, «Il y avait deux types d’esclavagistes: les négriers, qui faisaient du trafic d’êtres humains en Afrique et en transportant les esclaves à travers l’océan Atlantique. Et il y avait les propriétaires terriens, en Amérique, qui faisaient travailler des esclaves. David de Pury n’était ni l’un, ni l’autre».

Mais De Pury a bénéficié des avantages émanant de l’esclavage.

On le devine: le dossier de Pury est complexe et doit encore être étoffé sur le plan historique. Sans doute de Pury n’était-il pas un esclavagiste, mais sa richesse s’est construite en lien avec l’esclavage.

«Je préférerais qu’une plaque bien documentée mette en lumière des ambiguïtés du ‘baron’ de Lisbonne»

Il ne faut toutefois pas commettre d’anachronisme. La critique puis l’abandon de l’esclavage sont postérieurs à De Pury. Il fallut attendre la guerre de Sécession (1861-1865), aux Etats-Unis, pour que commence à s’effondrer l’esclavage. Comme l’a analysé le sociologue et théologien protestant allemand Ernst Troeltsch dans ses Doctrines sociales, le christianisme portait dans ses germes l’abolition de l’esclavage (que l’on pense à la lettre de Paul à Philémon), mais il a fallu attendre le XIXe siècle pour que cette abolition devienne effective. Il y avait donc des motifs théologiques et éthiques qui, dès le Ier siècle de notre ère, allaient dans le sens de l’abandon de l’esclavage, notamment au nom de l’amour chrétien, puis au nom des droits de l’Homme. Mais la critique définitive de l’esclavagisme fut l’œuvre des temps modernes et trouva dans les déclarations universelles des Droits de l’Homme son expression irréversible.

Revenons à la statue de de Pury à Neuchâtel. La déboulonner et l’exposer dans un des Musées de la ville, à la fois comme un rappel historique dûment commenté et comme une œuvre d’art certifiée, paraît une solution envisageable, celle à laquelle se réfère en tout cas le comité pétitionnaire de juin 2020 (il y a aujourd’hui 2’500 signatures, alors que Neuchâtel comptait environ 2’000 habitants à la mort du baron de Pury). Mais le maintien de la statue à la PP peut également faire sens. Que serait en effet Neuchâtel sans son mécène? Veut-on aussi gommer de la carte les bâtiments en pierre d’Hauterive qui font la beauté historique et esthétique de cette ville? Ne faudrait-il pas questionner aussi le palais fondé par Pierre-Alexandre du Peyrou, également lié à une richesse ambiguë, et s’interroger sur les relations douteuses de Jean-Jacques Rousseau avec cette aristocratie? Pour ma part, comme enfant de Neuchâtel issu d’un milieu modeste, je n’ai pas de difficulté à transiter par la PP et à me souvenir du mécène controversé. Je préférerais qu’une plaque bien documentée et aussi lisible que possible mette en lumière des ambiguïtés du «baron» de Lisbonne et qu’ainsi nous soit fournie une leçon d’histoire contextuelle et nuancée. Je continuerai en tout cas à déguster mon café du samedi au bar le Baron, avec vue sur une statue valant moins par sa force de célébration que par son pouvoir de questionnement.

Denis Müller

22 juillet 2020

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