Chanoine José Mittaz – Hospice du Grand-Saint-Bernard, VS
Ainsi parle le Seigneur : « Observez le droit, pratiquez la justice. » Regardons comment Jésus observe le droit, comment les disciples pratiquent la justice. Quand nous contemplons l’évangile, Jésus et les disciples sont pour nous des modèles inspirants, première cellule de l’église. Grande est notre déconvenue en écoutant comment Jésus et les disciples réagissent. C’est choquant, c’est scandaleux. Nous réécoutons. Une étrangère, une femme, cananéenne, vient crier sa détresse de maman qui sent en ses propres entrailles sa fille qui est tourmentée. Elle sollicite Jésus et ses disciples dans le cœur de leur mission. Quelle est la réaction de Jésus ? Il ne lui répondit pas un mot. Silence. Les disciples prennent la parole. Vont-ils sauver la situation ? C’est pire que cela. Ils s’approchent de Jésus non pas pour intercéder : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris. » Les disciples confient à Jésus la salle besogne. Et Jésus, c’est comme s’il avait fait la sourde oreille.
Que faire avec un évangile comme celui-là ? On peut avoir la tentation de se dire : les évangiles ont été écrit il y a 2000 ans, il faut les expurger de ces passages et garder les passages gentils, pour avoir une bonne nouvelle gentille. Mais en fait, la violence que l’on peut ressentir dans ce passage est celle de notre monde d’aujourd’hui. Combien de silences aujourd’hui ? Vous avez peut-être entendu les nouvelles tout à l’heure : nous sommes bombardés de chiffres statistiques sur le coronavirus. On nous parle beaucoup de gestes barrières, il ne s’agit plus de montrer son visage, mais de se masquer ; il ne s’agit plus de poser des gestes qui relèvent, mais de poser des gestes barrières. Loin de moi de vous dire qu’il ne faut pas respecter les consignes, mais il nous faut être attentifs à oser trouver dans ce contexte-là les gestes qui relèvent, qui libèrent de la tourmente, qui remettent debout, qui humanisent, qui nous permettent d’honorer notre humanité.
Entendre les cris qui dérangent
Le silence de Jésus, c’est notre silence par rapport à tant d’autres misères. Tant que l’on parle de chiffres et de consignes sanitaires que l’on connaît par cœur maintenant, de quelle misère on ne nous parle pas ? Et si on ne nous en parle pas, si ça ne peut pas être entendue, comment notre solidarité peut-elle être éveillée ? Parce qu’elle peut être éveillée. Regardez après la catastrophe de Beyrouth, des gens se lèvent : la solidarité est là. Elle est inscrite au fond de nous. Osons entendre les cris qui dérangent.
Les disciples s’approchent de Jésus pour mettre à distance cette femme : « Renvoie-là ! » Comment ne pas entendre l’attitude de l’Europe face aux migrants. Comment ne pas entendre chaque fois que notre confort est dérangé par celui qui a besoin de notre présence. Et lorsque l’autre a besoin de notre présence et que nous la lui offrons, c’est aussi nous qui sommes plus vivants par la suite.
Jésus va répondre : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la Maison d’Israël. » Oui, quand on est choqué par un début d’attitude – celle de Jésus et des disciples -, il faut peut-être nous rappeler qu’avec Jésus, le choc c’est le début du chemin. Le choc du vendredi saint c’est le début du chemin de Pâques. Ne nous arrêtons pas au vendredi saint ! Il y a un processus qui est en train d’être initié. Il y a une démarche en cours. Jésus dit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël. » Il dit ce que les disciples savent bien.
Point de départ : « Vous, vous en êtes là : mes chers amis, il va falloir évoluer ; mais d’abord je vous mets en face, là où vous êtes. »
Jésus n’est pas celui qui règle nos problèmes, mais qui nous met face à nos défis, à nos challenges. Parce que nous serons debout, que si nous nous engageons pour aller de l’avant par rapport à nos défis personnels et sociétaux, ecclésiaux, familiaux.
Chercher à être debout
Cette femme va se prosterner devant lui en disant : « Seigneur viens à mon secours ! » Cette femme, modèle de tous ceux qui ploient sous le fardeau, de tous ceux qui vivent des abus de toutes sortes, de toutes celles qui sont opprimées. Chercher à être debout. Sa prosternation n’est pas le signe qu’elle rampe, sa prosternation est le signe qu’elle va chercher en l’autre le meilleur de lui-même : « Seigneur ! »
Jésus lui répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Alors là, c’est le sommet du scandale. Mais rappelez-vous ce que je vous ai dit tout à l’heure. En répondant ce que Jésus a répondu aux disciples par rapport aux brebis d’Israël : il les met face à leur réalité. Là, il met cette femme face à la réalité qu’elle endure chaque jour. Chaque jour, elle est mise à l’écart par la communauté juive, chaque jour elle endure qu’elle n’est pas digne de recevoir le pain des enfants mais qu’elle doit quémander des miettes. Jésus ne fuit pas cette étape que cette femme doive aller à la rencontre de cette souffrance qu’elle vit chaque jour. Mais, évidemment : pas pour mettre le doigt là où ça fait mal, mais pour panser les plaies.
Il semblerait qu’intuitivement, cette femme comprenne bien, puisqu’elle peut reprendre : elle n’est pas arrêtée dans sa parole. « Oui, reprit-elle. Mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leur maître. » Cette femme devient responsable de nouer le dialogue, là où il n’y avait pas de dialogue, là où il n’y avait pas de relation. Et c’est vrai qu’aujourd’hui, il nous faut aussi être attentifs à notre manière de casser le dialogue, de casser les relations avec du juridique, avec « il n’est pas bon que… il n’est pas bon que… ». Vous entendez mon intonation : c’est se donner une assurance que l’on n’a pas en soi-même.
Apprendre une vulnérabilité
Nous sommes appelés à oser apprendre une vulnérabilité de présence qui ne se cache pas derrière les préceptes. Et ça, permettez-moi de vous le dire en toute simplicité, la première qui a besoin de le découvrir, c’est l’Eglise. D’oser être vulnérables, de ne plus se sentir ou se savoir ou se croire – se savoir ce n’est déjà plus possible -, mais on peut encore se croire responsable de la bonne moralité. Wouh ! ça nous fait une belle jambe ! Ce qui nous est demandé, c’est de pouvoir nous aussi nous prosterner, de pouvoir aussi nous dire : « Seigneur viens à notre secours ! »
Et quel sera notre vis-à-vis ? Le pauvre, celui qui est humble, celui qui ne se protège pas, qui ne protège pas toute son humanité en appliquant des consignes, mais qui ose exister et offrir une présence qui donne d’exister. Heureusement que l’évangile nous mène plus loin dans le processus.
Et Jésus répond à cette femme : « Femme, grande est ta foi ! » J’aimerais quand même vous dire que Jésus n’a pas dit cela aux disciples. Il l’a dit à cette femme. Ceux qui le suivent depuis le début n’ont pas encore entendu cette parole. Et juste un peu plus loin, dans le chapitre suivant de l’évangile de Matthieu, quand Jésus demandera : « Mais pour vous qui suis-je ? » Pierre va faire une brillante réponse. Le Seigneur lui dit : « ça ne vient pas de toi ». Quand Jésus annonce sa prochaine passion à Pierre, galvanisé parce qu’il avait enfin eu une bonne réponse, celui-ci répond : « Dieu t’en préserve. » Et Jésus lui dira : « Passe derrière moi Satan, car tes pensées ne sont pas mes pensées. » Par le mot « Satan », entendez : « Ne me divise pas. »
« Que tout se passe pour toi comme tu le veux. » Je crois que dans tout l’évangile, il n’y a que deux femmes qui sont témoins de cette parole-là : cette femme cananéenne et Marie qui dira : « Que m’advienne pour moi selon ta parole, Seigneur. »
Mais ici on va encore plus loin. Jésus dit à cette femme : « Que tout se passe pour toi comme tu le veux. Ta volonté profonde, elle est ajustée à Dieu. » Oui, osons une posture d’humilité, d’agenouillement pour oser reconnaître en cette femme et en tous ceux qui aujourd’hui crient leur tourmente, une présence de Dieu qui peut nous évangéliser. Amen.
20°DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE
Lectures bibliques : Isaïe 56, 1.6-7; Psaume 66, 2-3, 5, 7-8; Romains 11, 13-15.29-32; Matthieu 15, 21-28