«Le réel est supérieur à l’idée» – aussi en temps de pandémie

Quoi qu’on en dise, les six derniers mois, avec leur lot de sédentarité et de télé-activités (achat, travail, apéros, etc… ) ont réduit fortement le volume de nos interactions directes avec nos semblables, surtout avec ceux qui sont à la périphérie de nos divers cercles de relations, sans parler des inconnus.

Ainsi, certains parlent des risques de «dé-socialisation», «d’ensauvagement», de ghettoïsation. Ces mots désignent la tendance à la fermeture sur soi, sur les siens, sur le connu. Cela a pour contrepartie la réduction de l’expérience du réel, de l’ouverture à l’inconnu. Le réel est parqué de plus en plus souvent derrière l’écran; il devient virtuel, donc pas vraiment réel.

Le réel est remplacé par l’idée que l’on s’en fait. C’est bien le mécanisme de tout achat en ligne, d’abord l’image, le prix, l’opinion des consommateurs etc… et seulement quelques jours plus tard l’expérience tangible multi-sensorielle de l’objet. A force d’éloignement, nous abandonnons – imperceptiblement – le monde tel qu’il est, pour prendre pied dans l’idée que nous nous faisons de ce monde. Ainsi, augmentent avec la pandémie les risques de dissonance cognitive. Le monde met le masque, et faute de le voir tel qu’il est, nous imaginons ses grimaces et sourires, sans avoir les moyens de faire la part des choses. Un écart peut ainsi augmenter entre l’idée et le réel.

L’expérience récente ne fait qu’accentuer les tendances de long terme qui – grâce à l’irruption des technologies – ont continuellement augmenté la part du virtuel. Cette évolution, et son accélération récente, remettent au goût du jour la question anthropologique de la nature de l’homme. Au cours des siècles, elle a été abordée par de nombreux penseurs, notamment chrétiens, dont Romano Guardini (1885-1968). Ce théologien allemand, dont le procès de béatification a été ouvert en 2017, est souvent cité par le pape François qui avait envisagé, un temps, de lui consacrer une thèse de doctorat.

«Il est indispensable de garder le contact avec le réel, aussi séduisantes et claires que soient les idées»

Déjà en 1950, Guardini constate que l’homme moderne devient de plus en plus «non-humain», puisqu’une distance croissante sépare ce dont il peut faire l’expérience directe (par ses sens) et ce qu’il sait par la connaissance scientifique, et par l’idée. Au fur et à mesure que progresse la connaissance, cet écart s’accroît inexorablement. Or, pour Guardini, privé d’expérience directe dans les domaines où il est appelé à agir, l’homme est au risque de perdre le contrôle moral sur ses actes. «Dans une large mesure, l’homme n’est plus capable d’en faire l’expérience, il ne peut plus que calculer et contrôler». Ainsi, l’homme est poussé vers l’irresponsabilité, vers l’abandon, vers la désertion morale dont les conséquences, notamment sociales, sont immédiates.

Faisant écho aux mises en garde de Romano Guardini, le pape François rappelle – dans Evangelii Gaudium (2014) et dans Laudato si’ (2015) – à qui veut l’entendre que «la réalité est supérieure à l’idée». Il enjoint ainsi chacun d’entre nous d’aller à la rencontre du réel, de faire l’expérience du pauvre, de l’exclu, de l’inconnu sur le chemin – de résister au confort des sentiers battus et des idées toutes faites. Aujourd’hui, plus que jamais, le rappel que le réel est supérieur à l’idée et que, pour respecter notre humanité, il est indispensable de garder le contact avec le réel, aussi séduisantes et claires que soient les idées, devrait résonner dans tous les esprits. C’est une mise en garde lors de la prise de décisions, et aussi un avertissement pour éviter de se laisser emporter par la méfiance de l’inconnu, que la situation sanitaire accentue aujourd’hui.

Paul H. Dembinski

2 septembre 2020

Portail catholique suisse

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