Requiem sans croix

Je connais des gens qui, à la réception de leur journal matinal, se précipitent en priorité sur les pages des avis mortuaires. Probablement pour repérer pieusement les noms d’éventuels amis décédés, et sans doute aussi pour apprécier la chance qui leur est octroyée de figurer encore parmi les vivants en ce bas monde.

Il m’arrive aussi de consulter attentivement ces informations obituaires. Pas par curiosité funèbre, mais pour ne pas rater l’occasion d’exprimer quelque sympathie à des endeuillés et de prier en communion avec des défunts connus.

Mais de telles lectures encadrées de noir nous apprennent aussi bien des choses sur l’évolution de la société et de l’Eglise. Tenez, l’autre jour -2 octobre-, huit avis de décès remplissaient les pages 18 et 20 de mon journal préféré. Et j’ai observé qu’aucune de ces annonces n’était marquée par le signe d’une croix, ce qui est très nouveau dans notre contexte fribourgeois.

Je ne prétends pas juger de la foi des personnes à partir de cette absence significative. Mais incontestablement, il y a là un indice de plus que notre société, largement élevée dans la civilisation dite «chrétienne», s’est considérablement sécularisée. Même la mort, jadis très référée à la religion et strictement encadrée par les Eglises, échappe désormais de plus en plus aux sens et aux liens que pourraient lui procurer la foi et les services des communautés ecclésiales. Y compris chez nous, on peut vivre et mourir sans signes religieux.

«L’Eglise peut parfois s’assoupir. Mais je ne prépare pas le requiem pour elle»

Qu’est-ce à dire? Les êtres humains étant ce qu’ils sont, je crois que personne n’échappe aux questions de sens, et pour la vie et devant la mort. Mais, de plus en plus, les complexités du vivre, avec ses réussites et ses épreuves, peuvent nous entraîner presque irrésistiblement vers les marécages de l’indifférence métaphysique et de l’individualisme autosatisfait. Comme le disent certains vaudois bien sympathiques: ils préfèrent le vin d’ici à l’eau-delà. D’autres trouveront dans l’imperfection des Eglises des motifs suffisants pour tout envoyer par-dessus bord, et les religions et même la foi.

Un tel regard sur nos contemporains relève- t-il d’un pessimisme létal, qui conduirait à douter de Dieu et à désespérer de l’humanité? Si le Père-Amour est oublié par ses enfants, si le Christ et son Evangile sont de moins en moins connus, serait-ce que les Eglises aient fait faillite dans leur mission d’annoncer la Bonne Nouvelle à toutes les nations? Certes, comme chrétiens et comme Eglises, nous devons sans cesse nous remettre en question par rapport à notre fidélité au Christ et à notre juste insertion dans la société. Radiographier et le levain et la pâte.

Pour ma part, je crois que nous vivons un nouvel âge de l’Esprit. Celui qui soutient toutes choses dans l’existence, même quand nous n’y pensons plus. Celui qui habite le cœur inquiet de tout être humain, et travaille en lui pour l’humaniser peu à peu, même quand il cède aux courants d’air d’autres souffles. Celui qui bruisse mystérieusement comme âme de l’Eglise pour la réveiller quand elle s’endort, pour la réformer quand elle se croit presque parfaite, pour la renvoyer jusqu’aux vastes périphéries humaines quand elle risque de dorloter les trop sages brebis d’un bercail qui sent le renfermé.

L’Eglise peut parfois s’assoupir. Mais je ne prépare pas le requiem pour elle. Parce que Dieu aime tous les humains, parce que la croix est le prélude à la Pâque, parce que l’Esprit -qui souffle où il veut- peut encore déclencher dans l’Eglise et les Eglises quelques tempêtes de Pentecôte capables d’allumer de nouveaux feux d’amour dans notre monde.

Claude Ducarroz

14 octobre 2020

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