Abus sur les religieuses: l'enquête de Constance Vilanova

La journaliste Constance Vilanova a enquêté pendant plus d’un an dans le monde entier sur les abus spirituels et sexuels commis sur des religieuses. Son enquête, relatée dans son livre Religieuses abusées, Le Grand silence (sortie en octore 2020), l’a conduite au Vatican où elle a interrogé plusieurs responsables.

par Claire Guigou, I.MEDIA

Reconnaissant les efforts du pape François pour lutter contre ce fléau, Constance Vilanova a eu toutefois l’impression d’évoquer un «non-problème» avec certains prélats de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée – la congrégations en charge de surveiller les communautés problématiques – et déplore un «manque de moyens humains».

Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur un tel sujet?
Constance Vilanova: Je suis journaliste depuis deux ans et j’ai travaillé au quotidien La Croix au service religion. Je m’interrogeais alors sur les conséquences de #Metoo dans d’autres domaines que le cinéma et il se trouve que j’a vu passer un papier de l’Associated Press (AP) évoquant l’impact de ce mouvement dans la sphère religieuse. J’ai donc commencé une enquête sur les religieuses abusées, d’abord en Afrique car j’ai été alertée par des Pères blancs.

J’ai écrit un premier article pour La Croix, puis j’ai été contactée par Artège pour réaliser une enquête plus large. Il ne s’agissait pas d’écrire un ouvrage à charge contre l’Église catholique mais plutôt de dresser un état des lieux tout en montrant qu’il y a une tentative d’accompagnement de la part de certaines congrégations et personnalités de l’institution catholique. Il s’agissait aussi de montrer quelles peuvent être les solutions à apporter aux scandales d’agressions touchant les femmes consacrées abusées sexuellement et spirituellement. Je suis donc partie dans plusieurs pays pour écouter les victimes et me suis rendue à Rome durant un mois.

Votre livre aborde donc à la fois les abus sexuels et spirituels?
Oui. Avec mon éditeur, nous avons d’ailleurs choisi le titre «Religieuses abusées» pour évoquer ces deux aspects. En effet, dans le cas des femmes consacrées, le viol, l’agression sexuelle ou encore le harcèlement survient après une mise sous emprise ou un lavage de cerveau de la part du clerc dans un contexte d’accompagnement spirituel. C’est très rare qu’il y ait un abus sexuel ex nihilo. Généralement, la religieuse connaît son agresseur et a été conditionnée pour ne rien dire et pour ne pas comprendre que quelque chose ne va pas.

Comment peut-on définir une situation d’abus sachant que les religieuses sont adultes? N’est-ce pas compliqué?
Il est vrai que la question du consentement ne se pose pas dans des cas de pédocriminalité, c’est évident. Pour ce qui est des adultes, cette question est assez centrale. Pour définir l’abus spirituel par exemple, ou un cas d’agression, il faut comprendre comment la relation est construite. Généralement, les relations asymétriques favorisent les abus. Ces derniers ont souvent lieux pendant l’accompagnement spirituel et le plus souvent avec un prêtre qui est très charismatique.

«Ce qui favoris les abus, ce sont les relations asymétriques, comme dans un accompagnement spirituel»

Constance Vilanova

Karlijn Demasure, théologienne à l’Université pontificale grégorienne, explique très bien ce mécanisme. Ensuite, il y a des facteurs de vulnérabilité, comme la jeunesse qui s’ajoutent. Enfin, il y a la notion d’emprise qui est très récente et dont l’Église s’empare depuis peu. Tous ces éléments permettent de déceler s’il y a abus ou non.

Vous êtes déplacée à Rome pour évoquer ce problème précis avec l’institution. Qui avez-vous rencontré et quels retours avez-vous eu?
J’ai d’abord rencontré Mgr Charles Scicluna, secrétaire adjoint de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (CDF). Nous avons eu une discussion assez ouverte, mais il m’a expliqué que dans le cas d’agressions dont sont victimes les religieuses, la CDF ne peut intervenir. C’est à la Congrégation pour les instituts de vie consacrée de lancer les enquêtes. Je voulais tout de même rencontrer Mgr Scicluna en raison de son statut de «bras droit» dans la «tolérance zéro» dans ce pontificat. Nous avons évoqué la mécanique du silence et cette volonté de préserver l’Église des scandales.

Ensuite, j’ai rencontré deux représentants, qui veulent rester anonymes, de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée. Là, j’ai trouvé l’échange un peu plus problématique dans le sens où il y avait beaucoup de langue de bois. À présent, à la suite de la crise des abus, l’Église est obligée d’être transparente. Mais je trouve que c’est un peu un vernis transparent et qu’il y a un contrôle de la parole. Cet échange n’a pas été très ouvert. Il m’a permis aussi de constater que cette Congrégation ne dispose que d’une structure minuscule dédiée à ces problèmes en comparaison de l’ampleur du scandale.

Deux personnes ne sont pas capables de gérer autant d’abus. Sans parler de système, il faut savoir que ce problème touche vraiment toutes les congrégations, des Béatitudes aux Dominicains… Cela m’a permis de me rendre compte que le Vatican a très peu de moyens humains pour assurer un suivi et surveiller les congrégations qui sont problématiques.

[NLDR : Alors que la CDF est compétente pour les abus sur mineurs et liés aux sacrements, la Congrégation pour les instituts de vie consacrée est compétente dans le cas d’abus commis par des religieux au détriment de religieuses. La Congrégation pour le clergé est enfin en charge des cas d’abus commis par des prêtres diocésains au détriment de religieuses.]

Avez-vous eu l’impression que le problème était pris en charge par la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et plus généralement par le Vatican?
Non. Je vais être transparente avec vous, j’ai l’impression que les responsables de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée se cachent derrière leur manque de moyens. Ce qui était assez intéressant dans cette rencontre, c’est qu’ils m’ont parlé de victimes que j’ai rencontrées sans savoir que je les connaissais. Il me citait des cas où la victime était consentante alors que ce n’était pas le cas. Il y a vraiment un discours: «c’est compliqué, on est avec des personnes majeures», que je comprends dans un sens, mais qui n’est pas suffisant. Leur discours m’a semblé être de la langue de bois et ne m’a pas marqué. J’ai eu plus l’impression de les déranger et d’évoquer un non-problème.

Cependant, j’ai trouvé le discours de Mgr Scicluna très bien. De plus, le pape a changé un peu la donne en incluant les personnes vulnérables dans le droit canon qui comprend les religieuses, ce qui est déjà un premier pas. [NLDR : depuis le ‘motu proprio’ Vox estis Lux mundi promulgué en mai 2019]. Le pape poursuit son combat de tolérance zéro mais l’application semble ne pas être effective. Ou alors, elle passe par le biais des supérieures religieuses: par la CORREF (Conférence des religieux et religieuses de France) ou l’Union internationale des supérieures générales (UISG).

Votre enquête est aussi née après le reportage d’Arte sur les religieuses abusées. Dans celui-ci, le Père Hans Zollner, expert en matière d’abus sexuels, reconnaît que «la structure de l’Église donne le pouvoir aux prêtres d’une façon absolue et au-delà de tout ce qui est permis» et affirme que le pape est conscient du problème. Qu’en pensez vous?
C’est tout le problème du cléricalisme qui est central dans l’Église. Les prêtres sont mal formés je trouve. Je n’assène pas cela ainsi. C’est le fruit de discussions avec de nombreux experts pendant un an. Dans les séminaires, on se retrouve face à des personnes qui, souvent, ne sont pas très autonomes et qui, en sortant, sont traitées comme des princes. Ces propos-là ne sont pas de moi, je les entends de la bouche du Père Stéphane Joulain, de Karlijn Demasure ou encore de Pierre Vignon.

«Quand on voit que des religieuses sont titulaires de thèses et se retrouvent à faire le ménage chez des évêques…»

Constance Vilanova

On considère que le prêtre agit in persona christi en permanence alors que ce n’est pas le cas en dehors des sacrements. Il n’y a pas de remise en question de sa parole. Rien que le fait que l’accompagnement spirituel des religieuses soit majoritairement exercé par des hommes pose problème. La question et encore plus problématique en Afrique où le prêtre est un personnage politique. Quand on voit que des religieuses sont titulaires de thèses et se retrouvent à faire le ménage chez des évêques… Le pape parle très bien des conséquences de ce cléricalisme qui a été soulevé par bon nombre de spécialistes que j’ai interrogé.

Vous évoquez les différences de situations que l’on peut observer en fonction des pays. La question des abus sur les religieuses surpasse-t-elle les particularismes culturels ?
Quel que soit l’endroit, en Europe, en Inde ou encore en République démocratique du Congo, les stratagèmes mis en place par les «prédateurs» sont les mêmes, c’est-à-dire que le schéma est calqué d’un continent à un autre. C’est sans doute ce qui m’a le plus marqué dans cette enquête. Cependant, il y a une vulnérabilité plus importante dans certaines congrégations en Afrique ou il n’y a aucune autonomie financière des religieuses par exemple.

En Inde aussi, j’ai rencontré des religieuses qui ont cinq euros d’argent de poche par mois… Comment voulez-vous fuir dans une telle situation ? En France, ce n’est pas le cas. En dehors de ces facteurs de vulnérabilité, plus accrus dans ces pays, les stratagèmes sont les mêmes et les femmes sont aussi peu écoutées.

Avez-vous pu constater les fruits du ‘motu proprio’ Vos estis lux mundi qui demande notamment la création d’un guichet de signalement pour chaque diocèse? Et plus généralement une prise de conscience suite aux discours du pape condamnant les abus?
Je dirais que j’ai rencontré des personnes qui luttent pour la libération de la parole mais aussi des gens qui pense que les médias mettent leur nez partout et qu’il faut continuer à laver son linge sale en famille. Il y a cette tension entre les deux et je pense qu’il y a encore beaucoup de travail. Ce que dit le pape n’est pas forcément appliqué en bas de l’échelle. Je ne compte pas le nombre de refus d’interview… Il y a une dichotomie entre les textes du Vatican et les discours du pape et leur application. Ce qui est bien, c’est qu’avec les réseaux sociaux, la loi du silence n’est plus possible et que la situation évolue. (cath.ch/imedia/cg/gr)

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