Anne-Dauphine Julliand: «La consolation, une relation qui s'établit»

Avec son essai intitulé Consolation, la journaliste et auteure Anne-Dauphine Julliand aborde le thème universel du deuil. En considérant le chemin parcouru après les décès successifs de ses deux filles, sa réflexion traduit les mouvements du cœur à l’œuvre lorsque s’opère la consolation de deux cœurs: l’un meurtri, l’autre attentionné.

Angélique Tasiaux / Dimanche

Le premier récit autobiographique de Anne-Dauphine Julliand, Deux petits pas sur le sable mouillé, a touché le très nombreux lecteurs. Après plusieurs livres et un documentaire, Et les mistrals gagnants (2017), la journaliste française livre, dans Consolation, paru en octobre 2020, une réflexion sur ce thème qu’elle connaît pour en avoir été l’objet. Rencontre avec une mère meurtrie et confiante et qui sait que la souffrance se passera pas mais qu’elle peut s’apprivoiser.

Le deuil était-il plus simple à vivre autrefois?
Anne-Dauphine Julliand: Il avait une place dans la société qu’il a perdue actuellement. On pouvait dire le deuil ouvertement. Le fait de s’habiller en noir disait à la société: prenez soin de moi, soyez délicat avec moi, parce que je suis dans la souffrance et dans l’épreuve. Aujourd’hui, le deuil a plutôt sa place dans des espaces dédiés, privés. Il n’est plus légitime. Nous ne savons plus comment dire que nous sommes en peine et les autres s’approcher pour consoler cette peine.

«Le deuil avait une place dans la société qu’il a perdue actuellement.»

Comment expliquer cette complexité du rapport au deuil?
Il y a un déni énorme. Notre société refuse la souffrance et la mort, pour diverses raisons: avancées médicales, pertes de croyance… Tant que nous n’acceptons pas que la mort fait partie de la vie, nous aurons un vrai problème pour lui trouver une place. Toutes les publications, les livres, les films autour de cette thématique taboue viennent briser le silence, crier au monde que c’est une réalité dont on n’a pas peur au fond de nous.

Un mode d’emploi existe-t-il pour consoler?
Il ne faut surtout jamais que ce soit normé! Il est tout à fait naturel d’être mal à l’aise quand on s’approche de quelqu’un qui souffre. Cela veut dire que notre cœur éprouve aussi cette souffrance, que nous avons de la compassion et de l’empathie pour celui qui souffre. Notre cœur bat et est capable de se mettre à l’unisson de ce cœur qui souffre.
La consolation n’est pas une action que nous appliquons, une formule qu’on dit, mais une relation qui s’établit. Il ne faut pas qu’il y ait de règles toutes faites. Consoler équivaut à se mettre au diapason de la personne qui souffre. C’est quelqu’un qui va à la rencontre de quelqu’un d’autre. Ce sont deux cœurs qui s’ouvrent, tout simplement.

Comment trouver la juste proximité?
C’est la place où l’on se sent à sa place: parfois tout contre, parfois avec une certaine distance, qui permet de rester à la périphérie de l’espace vital de la personne qui souffre. A chacun de l’évaluer. C’est très instinctif.

Comment dépasser la restriction imposée au toucher?
Le corps fait passer beaucoup d’émotions: bienheureuses et tristes. Cette distanciation est compliquée. J’espère qu’elle ne durera pas, parce qu’elle peut laisser des séquelles assez profondes dans la société. Elle révèle une peur de l’autre, qui peut nous contaminer et s’ancrer dans notre inconscient. Si nous considérons l’autre comme un danger, la société est vraiment en péril. Se toucher est une preuve de confiance dans ce qu’est l’autre. Si les gestes sont interdits, il faut utiliser les mots pour se dire cette confiance, cette affection, cet amour et cette consolation.

«La consolation s’épanouit pleinement quand elle permet à deux personnes de se rencontrer.»

Un double mouvement s’opère entre celui qui console et l’autre qui est consolé.
Ce n’est pas juste quelqu’un qui s’approche. C’est aussi à celui qui souffre de donner des clefs, de s’approcher, de tendre la main vers celui qui voudrait consoler et qui ne sait pas comment faire… Dans la vie, nous sommes souvent dans des postures: de la victime, de la personne blessée et on attend tout de l’autre. Mais dans ce cas-là, ce n’est pas un échange à double sens, mais quelqu’un qui donne et l’autre qui reçoit. La consolation s’épanouit pleinement quand elle permet à deux personnes de se rencontrer.
La consolation est une intention, et pas un talent, même si certaines personnes sont mieux disposées, ont une compassion plus développée, une empathie très présente. Il n’y a pas d’obligation de résultat! Consoler est d’une simplicité… C’est une somme de petits gestes, d’intentions renouvelées régulièrement. C’est de la responsabilité de chacun, individuellement. Nous pouvons tous changer la vie des gens. Moi, je ne laisse plus jamais quelqu’un pleurer tout seul, ceux que j’aime et qui m’entourent et ceux que je ne connais pas non plus.

Quels sont les enjeux qui se jouent dans la consolation?
La souffrance a différents modes d’expression, elle s’exprime dans la peine (physique), la douleur (viscérale) et la souffrance, qui les englobe. Le but de la consolation n’est pas de gommer la souffrance, mais de l’accompagner et de lui apporter la paix. Au lieu de la combattre, on accepte de cheminer avec elle. Il y a une forme de vraie solitude dans la façon de ressentir la souffrance. Elle se vit dans un tête-à-tête avec soi-même qui doit être englobé dans la présence de l’autre.

«Le but de la consolation n’est pas de gommer la souffrance, mais de l’accompagner et de lui apporter la paix.»

L’apprivoisement de la souffrance est-il nécessaire pour être réconcilié?
Nous pourrions chasser la souffrance si nous arrêtions d’aimer, mais ce serait infiniment triste!  La souffrance est le signe que cet amour reste. Il ne faut pas lui demander de se tarir, mais l’accompagner. On est fracassé quand on souffre, éparpillé en mille morceaux, divisé intérieurement. La consolation nous raccorde à nous-même, nous rend notre dignité et notre intégrité, tout simplement. L’enjeu principal de la consolation est de pouvoir cohabiter en paix avec cette souffrance.

Personne n’est propriétaire de l’épreuve, constatez-vous.
Durant la maladie de mes deux filles, je me sentais la seule légitime dans cette souffrance, avec leur papa. Les larmes des autres me gênaient, surtout si elles étaient plus abondantes que les miennes. Il a fallu que je fasse du chemin pour réaliser que les autres pouvaient souffrir de cette épreuve qui me touchait en premier lieu. La peine se répand, indépendamment de notre volonté, et elle peut toucher des gens qu’on n’estime pas forcément concernés. Même quand on souffre, on peut soi-même consoler d’autres qui souffrent de cette même peine.

L’art d’osciller entre légèreté et gravité.
Quand l’épreuve surgit dans la vie, souvent avec fracas, elle occupe toute la place. Elle recouvre d’un voile noir tous les aspects de notre vie. Finalement, la douceur du quotidien et des petits plaisirs resurgit. S’autorise-t-on à avoir un peu de futilité ou est-ce prohibé? Il faut laisser cohabiter, sans culpabilité, la légèreté et la gravité. La légèreté sans la gravité, c’est une insouciance coupable, ne pas considérer la réalité de la vie. Ne limiter la vie qu’à la gravité, c’est plonger dans le désespoir.
Aussi impensable que cela puisse être, la souffrance et le bonheur peuvent cohabiter en un même cœur. On les croit totalement antinomiques, mais pourtant ils peuvent être compagnons de route et d’une vie. Je suis profondément attristée et éprouvée par la mort de mes filles, mais cela ne m’empêche pas d’avoir un bonheur profond, autre et ancré dans la vie. (cath.ch/dimanche/at/bh)

Anne-Dauphine Julliand: Consolation. Les Arènes, octobre 2020, 198 pages.

Bio express
Née en 1973 à Paris, Anne-Dauphine Julliand a étudié le journalisme, avant de se lancer dans la presse quotidienne puis immobilière. De son mariage avec Loïc en 2000, elle aura quatre enfants: Gaspard (2002), Thaïs (2004-2007), Azylis (2007-2017) et Arthur (2008). A la suite de la maladie de sa fille aînée, elle publie Deux petits pas sur le sable mouillé (2011), couronné par le prix Pèlerin du Témoignage, la même année.
Paraît ensuite le récit Une journée particulière (2013), un premier roman Jules-César (2019) et, cette fois, un essai, Consolation (2020). Anne-Dauphine a également réalisé un documentaire Et les mistrals gagnants (2017), grâce au financement participatif de près de deux mille donateurs. Jusqu’à ce jour, son activité créatrice se déploie sous le sceau de la maladie. Elle dépeint et incarne «La douleur de celui qui pleure. Et la paix de celui qui est consolé.» AT

Rédaction

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