Eugen Brand d’ATD Quart Monde: «La dignité pour boussole»

«La pandémie du Covid-19 n’a pas créé la situation d’exclusion que vivaient déjà les populations les plus pauvres, mais elle l’a encore aggravée. Le confinement met encore plus à mal le lien social de ceux qui étaient déjà exclus», lance Eugen Brand. L’ancien délégué général du mouvement ATD Quart Monde reçoit cath.ch au Centre national du mouvement à Treyvaux, dans la campagne fribourgeoise.

«Si des enfants ou des jeunes risquaient d’abandonner l’école avant la pandémie, le risque est  encore plus grand aujourd’hui, avec la fermeture des classes et surtout des activités extrascolaires… Le confinement aggrave les inégalités, l’isolement, rompt les liens sociaux».

Eugen Brand aux côtés de la population de Madagascar | © ATD Quart Monde

Ce constat, Eugen Brand le dresse à partir des contacts qu’il entretient encore avec des volontaires d’ATD Quart Monde engagés dans les lieux de misère sur tous les continents.  

Aux côtés des plus pauvres depuis 1972

Le mouvement que le Père Joseph Wresinski a fondé en 1957 avec la population du bidonville de sans-logis de Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne, existe en Suisse depuis 1967. Eugen Brand l’a rejoint en 1972.  

C’est dans le bidonville de Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne, que le Père Joseph Wresinski a fondé ATD Quart Monde en 1957 | © Mira-Marik ATD Quart Monde

Solide fils de paysans oberlandais né à Turbach, au bord du grand domaine skiable de Gstaad, Eugen Brand aurait pu faire carrière comme moniteur de ski au pied du col de Trüttlisberg. Mais le jeune instituteur bernois allait choisir, il y a bientôt cinq décennies, une autre voie: s’engager comme volontaire permanent dans le mouvement ATD Quart Monde, avec l’engagement de «ne laisser personne de côté», avec la dignité des plus pauvres pour boussole.

«Ne laisser personne de côté»

C’est justement ce titre, «La dignité pour boussole» (*), qui a été choisi pour le livre qu’il a co-écrit avec l’écrivain et enseignant français Michel Sauquet. Tout au long de près de 400 pages, le lecteur découvre, à travers l’expérience d’Eugen Brand, les moments forts du développement du mouvement ATD Quart Monde en Suisse. Il suit l’époque passionnante et difficile de «l’après fondateur» du mouvement (Joseph Wresinski décède le 14 février 1988), son évolution dans le monde et les défis qui se dressent devant lui.

A 22 ans, muni de son dialecte bernois et de bribes de français, le Suisse se rend à Pierrelaye, dans le Val-d’Oise, à environ 25 km au nord-ouest de Paris. S’il fait le voyage, c’est justement pour rencontrer le Père Joseph Wresinski (1917-1988). De ce bouillonnant prêtre né à Angers d’un père polonais et d’une mère espagnole, on retiendra cette sentence qui l’habitait au plus profond: «Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré». Il la fera graver, sur une dalle à la Place du Trocadéro, à Paris, le 17 octobre 1987.

Avec le «Père Joseph»

Le «Père Joseph», comme on l’appelait partout depuis des décennies, scella lui-même cette dalle en présence de 100’000 défenseurs des Droits de l’Homme de tous pays, de toutes conditions et de toutes croyances.

Père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde | © www.joseph-wresinski.org

L’année suivante, à la mort du fondateur de ce mouvement de lutte pour la dignité des plus petits, le Suisse, volontaire permanent d’ATD Quart Monde depuis 16 ans, allait faire partie du triumvirat choisi pour diriger le mouvement dans cette période cruciale. Il intégrera donc le secrétariat général avec deux autres volontaires, Gabrielle Erpicum et Claude Ferrand, que le Père Joseph avait désignés en février 1988 pour assurer la marche du mouvement, alors qu’il devait se rendre à l’hôpital pour une opération dont il ne survivra pas.

Mais après neuf ans à ce poste, voulant rejoindre les plus pauvres dans une autre réalité culturelle, Eugen décide de partir rejoindre le mouvement en Bolivie, ensemble avec son épouse Anne-Claire et leurs trois enfants âgés de 5, 10 et 12 ans. En 1999, il est rappelé pour être désigné délégué général d’ATD Quart Monde au plan international, charge qu’il revêtira jusqu’en août 2012.

Le parcours d’un enfant protestant

Interrogé sur son passé et les motivations de son engagement, le Bernois les puise dans ses origines familiales, dans un petit village de montagne, avec un père petit paysan, plutôt agnostique et épris de justice sociale – et également antimilitariste – et une  mère de confession luthérienne, qui ne cachait pas sa foi. Cette dernière annotait les pages de la Bible en les mettant en lien avec les réalités d’aujourd’hui. «Ce que j’ai gardé de la foi de ma maman, c’est de se reconnaître soi-même, avoir confiance en soi et croire dans l’autre, et de mon papa, son sens de la justice et de la liberté, la fierté de savoir d’où l’on vient. Et surtout le respect des autres !»

Le jeune Eugen suivra le parcours d’un enfant protestant, suivant comme ses camarades «l’école du dimanche», mais sans rencontrer un pasteur ou une pasteure qui l’aurait «enflammé». Il découvrira par la suite l’existence des enfants placés et exploités dans les fermes, une chose courante à l’époque.

«Que vas-tu faire dans ce mouvement de curés et de bonnes sœurs ?»

«Ce n’est qu’en 2013 que le gouvernement suisse a demandé pardon pour les violences infligées aux enfants placés de force!» ATD Quart Monde a contribué par son combat au mea culpa de la Confédération. C’est ainsi que le 11 avril 2013, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga demandait pardon, au nom du Conseil fédéral, pour les grandes souffrances infligées aux victimes des mesures de coercition à des fins d’assistance, ce qui allait marquer le point de départ d’un travail historique approfondi sur cette page difficile de l’histoire de la Suisse. 

Le Bernois Eugen Brand a rejoint le mouvement ATD Quart Monde à l’âge de 22 ans | © Jacques Berset

Mais en reprenant la biographie d’Eugen, on découvre que la religion – plutôt la spiritualité – a eu une certaine influence sur son choix de vie. Le Bernois se souvient que ses amis l’on questionné au départ sur son engagement: «Que vas-tu faire dans ce mouvement de curés et de bonnes sœurs ?» Mais, en rencontrant le Père Joseph, dit-il, on voyait vite que l’on avait affaire à un homme qui venait de la grande pauvreté: «Il n’a jamais triché avec ses origines, mais ce qui comptait pour lui, ce n’était pas l’appartenance à un courant religieux, politique, philosophique ou idéologique, mais l’engagement dans la lutte contre l’extrême pauvreté!»

Construire une société nouvelle à partir des plus pauvres

Aux volontaires du mouvement, le Père Joseph ne demandait pas de renoncer à leurs convictions, mais les invitait à venir à la rencontre de ces populations en situation d’exclusion sociale, culturelle, économique et spirituelle. «Il nous révélait que ce sont ces personnes qui ont l’expérience de l’injustice extrême, et que c’est à partir d’elles, avec elles, qu’il fallait construire une société nouvelle».

Si certains dans le mouvement ATD Quart Monde disent qu’ils se sont engagés au nom de leur foi, «ce n’était pas mon cas», précise le septuagénaire, car pour lui, ce n’est pas un mouvement confessionnel. Ceux qui ont voulu faire une branche catholique ont fondé en 1989 «Le Sappel», du nom d’un col du département de l’Ain, à Labalme-sur-Cerdon, entre Pont d’Ain et Nantua. Le Père Joseph y avait créé un lieu de rencontre, où des militants, des alliés et des volontaires du mouvement pouvaient venir pour faire ensemble une relecture de l’Evangile à partir des pauvres.

Eugen Brand rencontre le Dalai Lama à Lisbonne | © Alexandra Silva

Pas de branche chrétienne

Cette communauté d’Eglise, sortie du mouvement ATD Quart Monde mais restée avec lui, s’inspire de la pensée du Père Joseph: l’Eglise, communion des fidèles autour du Christ est, par nature, axée sur les plus misérables. «Quand l’homme le plus méprisé est oublié, l’humanité est cassée, l’Eglise est absente et le Christ bafoué», lançait-il. (**) «Le Sappel» a pour vocation d’annoncer la Bonne Nouvelle en Jésus-Christ à tous les hommes, à partir des plus pauvres. Cette association privée de fidèles insérée dans le diocèse de Lyon rassemble des familles très pauvres en situation d’exclusion sociale et des amis qui s’engagent avec elles.

«Certains ont voulu créer une branche chrétienne du mouvement, mais nous n’avons pas pu l’accepter, car cela aurait ouvert la porte à des tas d’autres demandes et à une transformation profonde du mouvement, qui, avec ses 400 volontaires permanents et son réseau de près de 250’00 alliés, sympathisants et familles du quart-monde, est présent dans une trentaine de pays, de diverses confessions et cultures».

Eugen relève qu’ATD Quart Monde n’est pas un mouvement a-religieux ou a-politique, mais il est «interreligieux et inter politique», et tous ceux qui s’engagent dans son combat contre l’exclusion sont les bienvenus, quelle que soit leur appartenance. (cath/be)

Le Covid-19 fragilise encore davantage les plus pauvres
La pandémie du Covid-19 fragilise les plus pauvres partout dans le monde. La Banque Mondiale écrit en octobre 2020 qu’entre 88 et 115millions de personnes basculeront dans l’extrême pauvreté, faisant perdre environ trois ans aux efforts de réduction de la pauvreté. Pour Eugen Brand, il ne fait aucun doute que ce fléau, tout comme les changements climatiques ou le développement de l’intelligence artificielle, creuse encore davantage le fossé social. Pour ces populations, le Covid-19 s’ajoute à une situation d’exclusion structurelle et la pandémie est un révélateur de causes plus profondes. «En Centrafrique, des correspondants nous disent: notre souci premier, ce n’est pas le coronavirus, c’est de savoir si nous allons crever de faim, Covid ou pas!» JB

(*) «La dignité pour boussole», Editions Quart Monde/Editions de l’Atelier, 2020

(**) Les pauvres sont l’Eglise,  de Joseph Wresinski, Editions Cerf-Quart Monde, 2011

Jacques Berset

Portail catholique suisse

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