«Le pape François n'a pas aboli le principe de la guerre juste»

Un catholique peut-il s’engager dans une «guerre juste»? Dans sa récente encyclique «Fratelli tutti», le pape François attaque durement ce concept. Pour autant, Greg Reichberg, éthicien et chercheur en Relations internationales à l’Institut de recherches pour la paix d’Oslo (PRIO), estime que le pontife ne disqualifie pas toutes les formes d’intervention armée.

La guerre, avec son cortège de morts et de souffrances, est certainement l’une des choses les plus étrangères à la morale chrétienne, qui repose sur l’amour du prochain et le respect de la vie. Le conflit armé a cependant été maintes fois, au cours de l’histoire, justifié par des motifs évangéliques. Cela a-t-il pu, dans certaines circonstances être «justifié»? Cette question éthique complexe resurgit au moment où le pape François l’évoque dans sa dernière encyclique Fratelli tutti (octobre 2020), et que le peuple suisse s’apprête à voter (le 29 novembre 2020) sur le financement du matériel de guerre.

Par visioconférence, Greg Reichberg, éminent spécialiste de la doctrine de la «guerre juste», a donné à cath.ch son éclairage, depuis Oslo (Norvège).

Certains estiment que, dans Fratelli tutti, le pape François a définitivement aboli le principe de guerre juste. Il écrit notamment: «Nous ne pouvons donc plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible ‘guerre juste’. Jamais plus la guerre.»
Greg Reichberg: C’est un passage certainement difficile à interpréter. A mon sens, le pape ne supprime pas totalement la possibilité d’une «guerre juste». Il dit seulement que les guerres contemporaines provoquent beaucoup plus d’effets néfastes qu’elles n’amènent de solutions. Il pense certainement au pouvoir de dévastation des armes d’aujourd’hui. En les utilisant, nous pouvons causer des dommages irréversibles à l’environnement et des déséquilibres destructeurs, étant donné l’interdépendance et l’interconnexion du monde actuel. Le pape considère sans doute que, les effets d’une guerre, surtout si elle est nucléaire, seraient tellement désastreux pour l’humanité entière, que ce type de conflit ne peut représenter une option acceptable.

Greg Reichberg est un spécialiste de l’éthique de la guerre | © cyprus.prio.org

Le pape François ne «révolutionne» donc pas la doctrine catholique dans ce domaine…
Je ne le pense pas. Il se situe grosso modo dans la ligne de ses prédécesseurs. Paul VI, entre autres, a affirmé que les Etats avaient le droit d’exercer la légitime défense. Ce droit est aussi reconnu dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (1992). François a certes un regard plus sévère sur le recours à la violence que d’autres papes. C’est ainsi qu’il a exclu tout caractère légitime à la peine de mort. Mais il ne rejette certainement pas catégoriquement l’usage de la force.

Le pape est-il selon vous ainsi plus cohérent avec le message chrétien?
Dans Fratelli tutti, le pape met beaucoup l’accent sur les effets négatifs de l’intervention armée. Selon moi, il aurait peut-être dû également parler des conséquences néfastes de l’inaction. Dans des contextes tels que celui du génocide au Rwanda, on sait qu’une intervention militaire aurait pu éviter beaucoup de morts.

Mais Jésus lui-même prêchait la non-violence et s’est laissé martyriser sans se défendre…
De nombreux penseurs chrétiens se sont penchés sur cette question, à savoir: faut-il suivre l’exemple du Christ dans toutes ces actions? Ou le comportement de Jésus avait-il un sens spécifique dans un contexte précis? Cette question n’a évidemment pas de réponse définitive. Et si ce type de comportement est certainement louable au niveau individuel, il ne peut pas être transféré sans qualification au niveau collectif. Il est quasi impossible pour une société d’exclure entièrement l’usage de la force, notamment parce qu’il lui incombe de protéger ses membres.

Mais il existe des exemples dans l’histoire où la guerre et la violence ont été utilisées sous des motifs chrétiens, qui nous paraîtraient aujourd’hui injustes…
Certainement. Il existe, notamment chez saint Augustin certaines phrases qui semblent justifier la guerre «punitive». Des penseurs au Moyen Age en ont fait une théorie selon laquelle il est légitime d’user de la violence pour punir des griefs passés. Bien évidemment, peu de personnes, aujourd’hui, trouveraient cela acceptable.

«Il est quasi impossible pour une société d’exclure entièrement l’usage de la force, notamment parce qu’il lui incombe de protéger ses membres.»

Certains penseurs chrétiens ont aussi affirmé que l’on pouvait faire la guerre pour défendre la religion. A l’époque, il s’agissait surtout de lutter contre les hérétiques. Mais ces principes ont sans doute servi de référence pour justifier des Croisades.

Des conceptions qui ne sont pas que de l’histoire ancienne…
Non, c’est vrai. Dans le contexte de «réaffirmation» identitaire que nous vivons, des voix s’élèvent régulièrement pour revendiquer la légitimité de la force pour défendre la religion ou la civilisation chrétienne. C’est un discours surtout répandu dans les milieux d’extrême droite. Des personnalités telles que Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump, s’en sont par exemple fait l’écho.

Même si des actions armées peuvent se justifier dans des situations de violences pour des motifs religieux, notamment pour mettre hors d’état de nuire des terroristes, il faut absolument résister à la tentation de leur poser un cadre religieux.

C’est certainement là que la rigueur anti-guerre du pape François est la plus utile. Il faut en effet absolument repenser la tradition catholique de la guerre juste, afin de purger du discours actuel les associations faites dans le passé entre la foi et la violence.

La question de la légitimité de la guerre se pose aussi de façon indirecte actuellement en Suisse. Une prochaine initiative demande l’interdiction des investissements publics dans les entreprises fabriquant du matériel de guerre. Qu’est-ce que l’éthique chrétienne peut nous dire à ce sujet?
Selon la doctrine chrétienne, comme je l’ai dit auparavant, il n’est pas illégitime pour un Etat d’assurer sa propre défense. En conséquence, le maintien d’une force armée se justifie. Et si ce maintien passe par des investissements publics dans la production d’armes, cela est sans doute également acceptable.

«Pour moi, il n’y a pas de contradiction entre la neutralité et l’autodéfense»

Mais qu’en est-il de l’exportation de ces armes?
Je suppose que cela dépend des conditions dans lesquelles ces ventes sont réalisées. Il y a la question de la nature de l’armement. Il est clair que certaines armes sont considérées comme non-éthiques. Parce qu’elles ont de fortes probabilités d’infliger des dommages à des personnes civiles, parce qu’elles sont spécialement cruelles ou destructrices. C’est le cas des armes de destruction massive, des mines anti-personnelles ou des armes à fragmentation. [N.B. la loi suisse interdit de financer, de fabriquer et de commercialiser ce type d’armes]. L’investissement dans ce genre d’armement et sa vente sont sans nul doute problématiques du point de vue de l’éthique chrétienne.

La question de la destination est aussi primordiale. Il appartient à l’Etat qui vend des armes de s’assurer qu’elles ne seront pas utilisées contre des innocents ou pour des motivations iniques.

Mais ne trouvez-vous pas contradictoire que la Suisse vende des armes, alors qu’elle se déclare neutre et qu’elle offre sa médiation pour la paix dans le monde?
Pour moi, il n’y a pas de contradiction entre la neutralité et l’autodéfense, dans la mesure où les choses se font de manière correcte.

Et même un Etat qui appartient à une alliance militaire peut proposer sa médiation et s’engager pour la paix dans le monde. C’est d’ailleurs le cas de la Norvège, le pays où je réside. Je ne connais pas la situation de la Suisse, mais du moment où elle ne vend pas d’armes à des forces qui peuvent poursuivre des objectifs pernicieux ou d’une façon à favoriser un camp par rapport à un autre, il n’y a à mon sens pas de contradiction.

Pour moi, la doctrine catholique doit se penser avec les limitations du monde extérieur et l’avancement des consciences. Tout en restant prophétique, elle ne peut s’affranchir complètement du réalisme. (cath.ch/rz)

Gregory M. Reichberg est professeur à l’Institut de recherches pour la Paix d’Oslo (PRIO) et professeur adjoint au Département de Sciences politiques de l’Université d’Oslo. Catholique d’origine américaine, il dirige l’Ecole de recherches sur la paix et les conflits, également basée dans la capitale norvégienne. Il est en outre co-rédacteur du Journal d’éthique militaire (Journal of Military Ethics).
Durant la dernière décennie, il s’est investi dans le dialogue interreligieux dans plusieurs pays, dont l’Irak. Il est l’auteur de plusieurs publications sur l’éthique religieuse, en relation avec la guerre, notamment: Thomas Aquinas on War and Peace (La position de Thomas d’Aquin sur la guerre et la paix) [Cambridge University Press, 2018]. RZ

Raphaël Zbinden

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