Coire: qu’y a-t-il derrière le refus historique de la Terna romaine?

Le coup d’éclat de l’élection manquée du nouvel évêque de Coire, le 23 novembre 2020, est le dernier épisode qui met en lumière les profondes divergences dans le diocèse trilingue. La décision, sans précédent, de renvoyer à Rome la liste des trois noms n’est pas anodine, et ne sera pas sans conséquences. Elle pourrait cacher l’intention de supprimer le privilège du chapitre cathédral et ouvrir le chemin à une nette séparation entre Église et État dans le plus grand diocèse de Suisse.

Au lendemain du refus historique des 22 chanoines du chapitre de la cathédrale de Coire d’entrer en matière sur la Terna, la liste des trois candidats proposés par Rome, l’incertitude quant à l’avenir du siège épiscopal de saint Lucius est à son comble. Et les questions ne manquent pas.

Pourquoi une telle rupture avec la tradition pluriséculaire qui confère au chapitre cathédral de Coire la possibilité de choisir le nouveau pasteur du diocèse? Pourquoi une telle gifle à la liste soumise aux chanoines par le Saint-Père? Que s’est-il tramé, et se trame encore, dans les coulisses du palais épiscopal de la capitale grisonne?

De la hâte soudaine au renvoi historique

Du jamais vu à Coire. Le diocèse vient de vivre des journées mouvementées. D’abord, le 22 novembre 2020, la communication inofficielle de la convocation, à la dernière minute, des 22 chanoines qui composent actuellement le chapitre – les 2 postes vacants n’ont pas encore été repourvus après le décès de deux chanoines. À l’ordre du jour, vraisemblablement, l’élection du nouvel évêque.

Le lendemain matin, la rencontre sous le plus grand secret. Elle a été précédée par une prière individuelle des chanoines à la cathédrale, mais sans la traditionnelle messe votive pour l’Esprit-Saint, prévue avant l’élection d’un nouvel évêque, avec la participation des fidèles du diocèse.

552 jours après le départ de Mgr Vitus Huonder, le plus grand diocèse de Suisse reste toujours sans évêque.

Finalement, en début d’après-midi, les indiscrétions annonçant la «fumée noire»: la Terna du pape François n’a pas trouvé la majorité requise des 2/3.

552 jours après le départ de Mgr Vitus Huonder, le plus grand diocèse de Suisse, avec ses 700’000 fidèles, reste donc toujours sans évêque. Une période très longue – pour certains même trop longue – dans la vie d’un diocèse qui, malgré l’arrivée de Mgr Peter Bürcher, n’a pas su retrouver le calme et la sérénité nécessaires à affronter dans de bonnes conditions la phase délicate de la recherche d’un nouveau berger. Une longue attente soudainement interrompue par l’accélération des événements, le dimanche de la solennité du Christ-Roi. Mais pourquoi une telle hâte?

Un refus qui questionne

Selon des sources anonymes de kath.ch et du quotidien suisse alémanique Tages Anzeiger, la raison du refus de la Terna serait liée aux profils «modérés et pas assez enracinés dans l’Eglise catholique» des trois noms qui auraient figuré sur la liste de Rome (le conditionnel demeure indispensable, car la Terna est tenue secrète): Joseph Bonnemain, Mauro-Giuseppe Lepori et Vigeli Monn.

Qualifier de «pas assez catholiques» un membre du tribunal ecclésiastique diocésain et deux pères-abbés semble plutôt une sorte de prétexte.

Mais qualifier de «pas assez catholiques» un membre du tribunal ecclésiastique diocésain et de l’Opus Dei (Joseph Bonnemain), ainsi que deux pères-abbés (l’un cistercien, Mauro-Giuseppe Lepori, l’autre bénédictin, Vigeli Monn) est apparue à plusieurs observateurs comme une justification très peu crédible, plutôt une sorte de prétexte.

Le fait que les deux derniers candidats ne fassent pas partie du clergé diocésain a par contre pu être un désavantage pour leur élection. Certes, à Coire, les normes qui règlent l’élection épiscopale n’exigent pas que les candidats soient issus du presbytère diocésain. Mais, à tout le moins dans l’époque récente, le nouveau pasteur a toujours été issu des rangs des prêtres locaux – à l’exception de Mgr Amédée Grab, en charge de 1998 à 2007, nommé pour calmer la situation à l’issue de «l’affaire Haas».

«Si le chapitre de la cathédrale n’exerce pas son droit de vote, il a perdu ce droit», a déclaré à ce propos Markus Ries, professeur d’histoire de l’Eglise à l’Université de Lucerne.

Le risque de recrudescence

Au-delà des antipathies personnelles et des possibles raisons stratégiques qui ont pu contribuer à faire pencher la balance vers le rejet de la Terna, cet acte aura des conséquences concrètes, aujourd’hui en partie encore imprévisibles.

Les yeux des fidèles sont maintenant tournés vers le pape François. Mais comment va-t-il interpréter le message du chapitre de Coire?

Premièrement, la décision inattendue risque d’exaspérer la situation déjà tendue dans le diocèse. Les divisions héritées des dernières décennies – et que l’arrivée de l’administrateur apostolique Mgr Peter Bürcher n’ont pas vraiment permis de dépasser – vont probablement s’aggraver. Cet état des choses rendra le lancement d’une éventuelle nouvelle procédure vers une autre Terna encore plus difficile.

Tout à refaire?

Les yeux et les attentes des fidèles sont maintenant tournés vers le pape François. Mais comment va-t-il interpréter le message, abrupt et inédit, du chapitre de Coire? Quelle seront sa réaction et sa décision finale? Difficile à dire, pour le moment.

Les options sur la table sont au nombre de deux: le pontife est libre de proposer aux chanoines une nouvelle liste ou de trancher lui-même, en imposant le nouvel évêque.

S’il opte pour une nouvelle Terna, les délais pour connaître le nom du nouvel évêque risquent fortement de s’allonger. Il devra en effet confier ce difficile dossier au successeur du nonce apostolique démissionnaire Thomas Gullickson, dont le nom n’a pas encore été communiqué.

Si le pape opte pour choisir lui-même un évêque pour Coire, la nomination pourrait se faire dans des délais relativement brefs.

En revanche, si le pape opte pour la deuxième option, la nomination pourrait se faire dans des délais relativement brefs, aujourd’hui toutefois encore inconnus.

Le pontife est face à un choix tout sauf évident. Il est sans doute conscient du profil recherché pour le diocèse. Une personnalité forte, conciliante et qui sache surtout écouter, s’il s’agit d’éviter des querelles déjà programmées. En bref, un pasteur qui sache en premier lieu réconcilier les différentes positions dans le diocèse et les conduire sur le chemin d’un dialogue sincère et ouvert.

La fin du privilège?

Mais si le retour à l’expéditeur de la Terna était une sorte de «coup de théâtre» orchestré par une frange du chapitre plus critique envers le statu quo, afin de remettre en cause rien de moins que le privilège papal accordé au diocèse?

Si cette ancienne condition, codifiée en dernier lieu en 1948 dans le décret «Etsi salva», devait vraiment tomber, l’évêque de Coire serait à l’avenir nommé directement par le pape, comme c’est le cas pour la plupart des sièges épiscopaux du monde.

Qui voudrait effacer le privilège du chapitre? Et qui pourrait en tirer profit?

Un retour «à la normale» donc, une adaptation à la pratique de l’Eglise universelle ou le signe d’une volonté de gérer ce genre de décision à l’interne, sans l’intervention de tiers? Mais qui voudrait effectivement effacer cet héritage? Et qui pourrait en tirer profit?

Une suppression du privilège pourrait avoir des conséquences concrètes bien au-delà des frontières diocésaines – notamment dans les diocèses de Saint-Gall et de Bâle, qui connaissent aussi la possibilité de choisir leur évêque (même si les modalités sont différentes).

Que la pointe de l’iceberg?

Certains pensent que, par cette manœuvre de refus inconditionnel, les chanoines considérés «plus conservateurs» pourraient chercher à déclencher un mouvement pouvant conduire à la séparation complète de l’Église locale de l’État (les autorités cantonales). Ceci, afin de se libérer du système dual, typique de la vie ecclésiale en Suisse, considéré par certains comme une forme d’ingérence des laïcs dans les affaires ecclésiastiques.

Dans l’attente d’un communiqué officiel de l’évêché, toutes les pistes restent plausibles.

Entre les mains du pape François

Une fois de plus, le sort de la chaire épiscopale de Coire se voit remis entre les mains du pape.

Entre-temps, les fidèles ne peuvent guère qu’accompagner de leurs prières cette phase transitoire, riche d’incertitudes. Avec l’espoir que l’on arrive finalement à s’accorder sur une figure de consensus, ce fameux «bâtisseur de ponts», qui permette de laisser derrière, une fois pour toutes, les querelles du passé et d’ouvrir ainsi une nouvelle page, plus sereine et plus constructive, dans ce noble diocèse millénaire. (cath.ch/kath.ch/rsinews/dp)

Davide Pesenti

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/coire-quy-a-t-il-derriere-le-refus-historique-de-la-terna-romaine/