Initiative «Entreprises responsables»: un bon combat pour les Eglises?

Malgré l’échec de l’initiative «entreprises responsables», les Eglises ont bien fait de faire entendre leur voix, selon le catholique François-Xavier Amherdt et le protestant Claude Ruey. Si ce dernier critique les consignes de vote, François-Xavier Amherdt regrette que certains s’insurgent contre les prises de paroles de politiciens s’exprimant au nom de leur foi.

L’initiative «Pour des entreprises responsables» voulait que l’économie s’engage davantage pour protéger les droits humains et l’environnement. Son rejet à la majorité des cantons, malgré le petit oui du peuple (50,7%) a-t-il toutefois permis aux Eglises de faire entendre leur voix? Leur parole a-t-elle été valorisée ou discréditée? Etait-ce le bon combat? L’abbé François-Xavier Amherdt, prêtre du diocèse de Sion et professeur de théologie à l’Université de Fribourg et Claude Ruey, ancien conseiller d’Etat et conseiller national, et ancien président de lʹEntraide protestante suisse, croisent leur point de vue au lendemain de la votation.

Les Eglises sont montées au front. Au regard du résultat du scrutin, était-ce le bon combat? 
François-Xavier Amherdt: Oui, bien sûr, chaque fois qu’il y va de la dignité de la personne humaine, du vivre-ensemble, de la justice sociale et du respect de la création, les instances ecclésiales ont le devoir moral de s’engager. C’est dans la ligne de toute la Bible, de l’enseignement du pape François et de ses encycliques Laudato si’ et Fratelli tutti. Et «les Eglises», ce sont des croyants chrétiens qui sont aussi des citoyens, au cœur du monde.

«Les Eglises, ce sont des croyants chrétiens qui sont aussi des citoyens, au cœur du monde.» | © Grégory Roth

Claude Ruey: Oui, car les droits de l’homme font partie de l’essence même de l’éthique chrétienne et c’est le travail des Eglises que de les rappeler. Cela dit, je n’apprécie pas qu’elles me donnent un mot d’ordre pour voter et qu’elles posent des calicots au porche du temple de ma paroisse. Les chrétiens ont donc à s’intéresser à la marche du monde et à y vivre les valeurs de l’Evangile, même si nous ne réalisons pas le Royaume par nous-mêmes.
Mais il s’agit selon moi de ne pas confondre les moyens et les fins. Quand vous êtes en politique, vous êtes dans les moyens et ceux-ci sont toujours relatifs. En outre, ces moyens sont coercitifs et s’appuient sur la toute-puissance de l’Etat, pour obtenir certains buts. Les moyens de la politique sont des moyens contingents, ils ne sont jamais absolus. On peut donc viser les mêmes buts idéaux, liés à notre foi, sans pour autant adopter les mêmes moyens d’action.
S’il suffisait de partager les mêmes buts idéaux, on se demande bien pourquoi il existerait encore des partis politiques avec des avis différents, puisque la plupart d’entre eux visent le même bien commun. Tout en partageant les mêmes buts idéaux, il arrive ainsi qu’on choisisse précisément des chemins pratiques différents. 

Les Eglises n’auraient-elles pas mieux fait d’envoyer leurs ONG plutôt qu’aller sur le front?
F.-X. A.: Action de Carême et Pain pour le prochain travaillent depuis des années à la conscientisation des personnes, quant à la responsabilité des entreprises face aux droits de l’homme et de l’environnement. Ce ne sont pas des «ONG», mais des instances intégrées à l’action ecclésiale. C’est la tâche des autorités des Eglises, à l’occasion du scrutin lui-même, de faire entendre une voix globale et autorisée, d’autant que les deux Eglises réformée et catholique ont parlé de concert.

C.R.: En tant qu’ancien président de lʹEntraide protestante suisse, c’est ce que j’avais dit à l’époque au président de l’Eglise évangélique réformée de Suisse, car c’est nous qui sommes sur le terrain et avons la crédibilité pour le faire. Ce n’est pas le rôle de l’Eglise institution que de se faire propagandiste.

«J’ai regretté que certains ou certaines s’insurgent contre ces prises de paroles, comme si les responsables ecclésiaux n’avaient pas le droit de faire entendre la voix de l’Evangile dans le concert des opinions.»

François-Xavier Amherdt

La parole des Eglises a-t-elle selon vous été valorisée ou discréditée durant cette campagne?
F.-X. A.: Alors que Justitia et Pax et la Conférence des évêques suisses comme l’EERS émettent à chaque votation importante des réflexions pour permettre à chacun de se faire un avis, sans donner de mot d’ordre de votation, les prises de position officielles, durant cette campagne, ont été davantage relayées par les médias et de nombreux communautés et groupes locaux. Cela dit, les évêques ne donnent jamais de consignes de vote. Ils disent de leur point de vue ce que l’Evangile impliquerait, en la circonstance, et laissent chaque chrétien se décider en son âme et conscience.
Des politiciens et politiciennes se reconnaissant de la foi chrétienne se sont également exprimés, au nom de leurs convictions. J’ai en revanche regretté que certains ou certaines s’insurgent contre ces prises de paroles, comme si les responsables ecclésiaux n’avaient pas le droit de faire entendre la voix de l’Evangile dans le concert des opinions. La tendance demeure de vouloir renvoyer faussement les Eglises à leurs sacristies. L’engagement spirituel et religieux des communautés ecclésiales va nécessairement de pair avec leur action sociale.

«Les chrétiens ont donc à s’intéresser à la marche du monde et à y vivre les valeurs de l’Evangile» | © Maurice Page

C.R.: Les Eglises gagneraient en crédibilité si elles se montraient très fortes sur les grands principes chrétiens, tout en s’abstenant de donner des consignes de vote.

On constate dans les résultats du scrutin une différence entre Suisse romande et Suisse alémanique. Les Eglises ne se sont-elles pas assez mouillées en Suisse alémanique? 
F.-X. A.: C’est la Conférence des évêques suisses et la FEPS, donc les instances nationales, qui se sont exprimées. Et les groupes de réflexion et de travail ont été aussi nombreux en Suisse alémanique qu’en Romandie. Mais peut-être que le poids d’une certaine partie dominante des instances économiques est plus grand de l’autre côté de la Sarine. La majorité des personnalités rattachées aux Eglises qui ont pris position pour l’initiative venaient de la Suisse allemande.

C.R.: Non, elles se sont peut-être plus mouillées que les Eglises romandes, à la limite, et il s’en est fallu de très peu pour que l’initiative soit acceptée. Ceux qui ont fait basculer le scrutin sont les cantons de Bâle, Schaffhouse, Glaris et les Grisons, et seules 11’722 voix ont fait la différence. Il n’y a donc pas de monobloc suisse alémanique. Et n’oublions pas que des grands cantons comme Zurich et Berne ont dit oui. Selon moi, ces résultats montrent plutôt un clivage ville-campagne. En Suisse romande, le Valais a par exemple voté non. Au final, l’initiative a gagné au niveau du peuple, mais notre système de double majorité, qui protège les minorités, fait que les petits cantons alpins ont pesé très lourd dans la balance.

«Les Eglises gagneraient en crédibilité si elles se montraient très fortes sur les grands principes chrétiens, tout en s’abstenant de donner des consignes de vote.»

Claude Ruey

Cette votation marque-t-elle pour l’Eglise catholique un tournant qui va lui permettre de reprendre de l’importance, socialement?
F.-X. A.: L’Eglise catholique prend position à chaque votation à enjeu éthique. Grâce à l’audience du pape François, sur les questions sociétales, sans doute qu’il est bon que l’opinion publique ait fait mention de l’engagement de l’Eglise catholique pour d’autres questions que celles des abus et crises récents. Mais c’est plutôt Fratelli tutti qui constitue, non pas un tournant, mais un nouvel élan pour la position sociale de l’Eglise catholique.

C.R.: Je ne sais pas. N’est-ce pas le père Virgil Georghiu qui disait que l’Eglise se positionne toujours du côté du politiquement correct?  A-t-elle évolué? Peut-être, car à l’époque de l’Afrique du Sud et du régime de l’apartheid, elle ne s’était guère positionnée…

En mars 2021, on votera sur l’accord de libre-échange entre les Etats membres de l’AELE et l’Indonésie, sur la question de l’huile de palme. Les Eglises vont-elles aussi s’engager? 
F.-X. A.: Malgré l’échec de justesse de l’initiative sur les entreprises responsables, le débat a pu être mené dans l’opinion publique large, et une sensibilisation s’est opérée. Il est donc clair que les chrétiens seront à nouveau appelés à se positionner sur cet objet prochain.

C.R.: C’est un sujet beaucoup moins emblématique que l’initiative sur les entreprises responsables. Les solutions sont encore plus discutables, quelle qu’elles soient . Et j’attends de mes coreligionnaires protestants qu’on évite de créer un magistère dans le domaine politique, puisqu’il n’est que contingent. Ce que j’attends de mon Eglise, c’est qu’elle mette en valeur et en évidence les principes bibliques qui sont en cause lors de tel ou tel choix politique, qu’elle appelle les chrétiens à prendre leurs responsabilités, mais qu’elle ne donne pas de mot d’ordre à proprement parler. À défaut, elle atteint ma liberté de croyance. Ce faisant, l’Eglise se fourvoie complètement. (cath.ch/cp)

Carole Pirker

Portail catholique suisse

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