APIC – PORTRAIT
Quand la poésie se fait chanson
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Les amateurs de la chanson à texte de l’Amérique latine vivront jeudi 5 décembre à Genève à l’heure de la chanson latino-américaine, avec Daniel Viglietti, l’une des figures les plus représentatives de la chanson latino.
Uruguayen, né à Montevideo en 1939, marqué par la victoire de la révolution
cubaine de 1959, Viglietti chante la vie, l’amour et la liberté, avec des
mots teintés tour à tour de passion, de colère, de tendresse et d’indignation ou encore d’espoir. En témoin et en poète de la réalité latino.
La salle du Faubourg accueillera Viglietti pour un récital exceptionnel
organisé par le « Groupe d’Amis d’America libre » avec le soutien de la COTMEC (Commission Tiers Monde de l’Eglise catholique) et de la librairie latino-américaine « Nueva Utopia », au profit de la revue « America libre ». Dans
et pour laquelle signent nombre de grands noms engagés en Amérique latine,
de Frei Betto à Chico Buarque, de Leonardo Boff à Fernando Cardenal, en
passant par Miguel d’Escoto ou autres Rigoberta Menchu, et une trentaine
d’autres personnalités.
Aujourd’hui chanteur, compositeur de musique et de théâtre, ce poète de
57 ans sait de quoi il retourne en parlant d’une humanité nouvelle. La voix
de Viglietti interpelle. Tour à tour tendresse et colère, son inspiration
puise à la source de l’espoir, à la réalité des opprimés, des pauvres et
des exclus aussi, pour transformer son chant en un cri. D’amour, de douleur
et d’indignation. Pour dire pourquoi il est aux côtés de ceux qui luttent
pour un avenir meilleur. Que leur défendent ceux qui se protègent par le
canon et le fusil. Par la torture. Pour rappeler les sacrifiés que l’humanité continue à crucifier. Mille fois par jour… Partout à la surface du
globe.
Comme Camilo Torres, ce prêtre colombien tombé sous les balles des militaires en 1967, à qui Vilglietti rend hommage:
…Là où est tombé Camilo
est né une croix,
Pas de bois,
Mais de lumière
***
Ils l’ont tué
quand il a pris le fusil
Camillo Torres meurt
…pour vivre
***
On raconte que derrière la balle
s’est élevée une voix
C’était Dieu qui s’écriait:
Révolution
***
Ils l’ont cloué avec des balles
contre une croix;
ils l’ont appelé bandit,
comme ils avaient nommé Jésus…
***
Le Brassens de l’Amérique latine, l’engagement en plus
Avec sa seule voix et son unique guitare, Viglietti chante l’inspiration
de la vie. Le Brassens de l’Amérique latine. Avec l’engagement en plus.
Guitariste classique de formation, il va très tôt sentir l’importance de la
parole, pour dénoncer les injustices et les inégalités. « La musique était
en moi depuis mon enfance… la parole est venue s’y greffer. Puis les
phrases et les mots ont pris une importance de plus en plus grande ».
Au point de s’avérer dangereuse pour le pouvoir? « Tout un message passe
par la parole, par la vie et les attitudes mêmes. Mais il ne suffit pas de
parler et d’écrire. Encore faut-il un ensemble de choses, une interconnexion d’éléments comme la parole, la musique, la vie quotidienne, la prise
de conscience. Je ne sais pas si cela devient dangereux pour le pouvoir,
mais c’est à mon sens une partie du danger que le système peut ressentir à
partir d’expériences populaires ».
Une voix sous les barreaux
Parce qu’il voulait une autre Amérique latine, le chanteur-compositeur
Viglietti a été emprisonné en 1972 par les militaires uruguayens. La dictature a mis sa voix sous les barreaux: « Petit ciel, ciel que oui, petit ciel
de ma geôle, où donc nous ont-ils mis pour étouffer nos espoirs… Petit
ciel de l’uniforme, c’est pas une question de galons, car sous les apparences, peut se cacher un coeur… » Voix emprisonnée, jusqu’à ce qu’une mobilisation internationale emmenée par Asturias, Mitterrand et Sartre n’oblige
les galonnés à la rendre libre. Mais en exil. Fallait-il que ses seuls mots
et que sa seule poésie fassent peur pour que l’administration Reagan lui
interdise l’accès à Puerto Rico?
Sans doute sous prétexte qu’il y a des tendresses insupportables, comme
sa « Chanson pour son Amérique », qu’il faut censurer, à défaut de la baillonner ou de la museler?
Donne ta main à l’Indien
donne-là lui, cela te fera du bien,
et tu trouveras le chemin
comme je l’avais découvert hier.
***
Donne ta main à l’Indien,
donne-là lui, cela te fera du bien,
il t’inondera de sa sainte sueur
de la lutte et du devoir.
***
C’est le moment d’y aller,
métis, cri et fusil,
s’ils ne nous ouvrent pas les portes
alors le peuple les ouvrira.
***
L’Amérique crie
et le siècle devient azur;
Prairies, fleuves et montagnes
libérez votre propre lumière.
***
La complainte n’a pas de propriétaires
patrons, n’ordonnez plus!
Car la guitare américaine
en se battant a appris à chanter…
***
Une cellule d’un corps culturel
Des mots? Pendant onze ans, les militaires interdiront la diffusion de
l’oeuvre de Viglietti en Uruguay.
« C’est pas à moi seulement qu’on a interdit de chanter et de vivre… Je
ne suis qu’une cellule d’un corps culturel formé de chanteurs, d’écrivains
et de poètes comme les Benedetti, Galeano ou Zitarrosa, les Vallejo, les
Benavides, les Violetta Parra… et combien d’autres ».
A toutes ces visions de changement, Viglietti y adhère. « Je continue à
les aimer, à éprouver de la tendresse pour les expériences de changement ».
Celle de Salvadore Allende au Chili: « Non, non, non, ce ne sont pas les
cloches; non, non, elles ne sont pas la mort, mais bien la vie, elles sont
tout un peuple de compagnons, tous armés, des centaines de milliers, dans
tout le Chili ».
Des chansons ont emboîté le pas d’Allende, « avec des textes populaires
et des poèmes qui ont montré l’amour pour ce changement. Bien sûr, ces expériences ont été condamnées, réprimées, bloquées. Ce qu’il faut, c’est
aussi se demander ce qu’il reste des dictatures. Ce qui reste du message
d’un Pinochet, par exemple: l’horreur, la catastrophe, la répression, le
meurtre, la torture et les « disparitions ». C’est pour cela que je vis avec
beaucoup de passion, à la limite, les expériences de ruptures avec tout ce
monde d’injustice. Ce qu’essaie de faire Cuba, malgré les problèmes, le
blocus ».
Pour que les hommes puissent vivre en Amérique latine, écrit le poète
cubain Nicolas Guillèn dans une chanson-poème, que Viglietti interprète.
Avec sa guitare et sa voix chaude. Avec ses tripes d’homme que le sort de
l’autre ne laisse jamais indifférent…
Ils me tuent si je ne travaille pas
et si je travaille ils me tuent,
toujours ils me tuent, me tuent,
Aie, toujours ils me tuent.
***
Hier j’ai vu un homme qui observait
observait le soleil qui sortait,
l’homme était très sérieux
Parce qu’il ne voyait pas.
***
Hier j’ai vu un enfant qui jouait
à celui qui tuait un autre enfant,
il y a comme ça des enfants qui ressemblent
aux hommes qui travaillent…
En Uruguay comme ailleurs en Amérique latine, les inégalités continuent.
« Mais même limitée, une démocratie est préférable à la dictature… Chez
nous, on peut maintenant tout dire, tout chanter, tout exprimer… Il n’en
demeure pas moins qu’on se trouve en face d’une censure d’ordre structurelle. Les médias vont encore et toujours à contre-courant des intérêts populaires. C’est vrai, nous avons accès aux livres, aux CD… mais leur diffusion est toujours contrôlée. Pas par un décret, ni par une dictature. Mais
par la force d’un colonialisme culturel qui s’impose, même si je ne pense
pas que cela soit délibérément planifié ».
Communautés d’idées et groupes solidaires
Viglietti rejette le qualificatif de chanteur de « protesta ». « Une façon
de nous discriminer, de nous classifier, de nous isoler. C’est vrai, on
connaît nos chansons qui disent que la terre doit appartenir à tout le monde. Parce que c’est là un problème urgent en Amérique latine. Mais en même
temps, je suis l’auteur de « Negrita Martina », une berceuse. Et pourtant je
suis le même… »
L’avenir? Viglietti le voit dans ce que vit actuellement le Chiapas mexicain. « Ce qui s’y passe est très important, car cela démontre la possibilité de partir de la surface de la terre, de la masse la plus absolue, pour
construire un discours nouveau, avec des gestes nouveaux. Il faut maintenant créer un langage et des idées communes à l’Amérique latine. En Uruguay, je constate que la tendance n’est plus nécessairement de passer par
les partis politiques pour tenter de chercher le changement, sinon par la
communauté d’idées, dans des groupes solidaires. L’avenir s’inscrit peutêtre plus par le groupe et le mouvement. Je parie surtout sur une expérience qui partirait de la communauté, en faisant attention à la tentation du
pouvoir ».
Sans compromis
Le chanteur, qui s’était établi à Paris après être sorti des geôles de
son pays, ne fait aucune concession à la technique-techno. Fidèle à sa
voix, à sa guitare et à son seul micro pour tout artifice. Son premier disque édité en France par « Le chant du Monde », lui vaudra de gagner le grand
prix de l’Académie Charles Cros.
Aujourd’hui, Daniel Viglietti vit à nouveau en Uruguay. Il a besoin de
son pays, de son continent, de ses gens… comme on a besoin d’air pour
vivre. Lors de son retour d’exil, il dira: « Nous devons créer, créer contre
tout, je peux le faire, contre vents et marées, mais certainement pas contre la distance ». Son message, fait de poésie et de musique attire toujours
les foules des jeunes et des moins jeunes. Peut-être parce qu’il n’a jamais
trahi son engagement pour une société plus juste. (apic/pr)
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