Homélie du jour de Noël 25 décembre 2020 (Jn 1, 1-18)

Père Jacques Thomas, dominicain – Collégiale Saint-Laurent, Estavayer-le-Lac, FR

Devant l’enfant de la crèche, entouré par l’âne et le bœuf, les adultes s’attendrissent. Pas tout à fait autant que devant une vidéo de chat sur Youtube, mais tout de même, ils s’attendrissent. La presse titre : « c’est la magie de Noël » ! Et d’ailleurs, on se réjouit qu’en dépit des inquiétudes liées à la situation sanitaire, le gouvernement ait « sauvé Noël » ! Inversion historique et religieuse révélatrice de l’époque, car enfin, qui sauve qui, dans cette histoire ?

Pas un conte de Noël


À Noël, les enfants s’émerveillent et les parents s’attendrissent. Nul ne s’en plaindra, la dureté des temps réclame un peu de tendresse. Pourtant, le récit de la Nativité du Seigneur est tout sauf un gentil conte pour enfants. Des étrangers qui ne sont pas accueillis et doivent se réfugier dans un taudis, la vie naissante qui est refusée par tout un système prêt à mettre à mort tous les enfants indésirables, ce n’est pas un conte de Noël ni même une histoire d’un temps révolu : c’est notre présent, avec toute sa noirceur.
Sans doute parce que l’enfant Jésus est Dieu qui se fait homme, parce qu’il est l’éternité qui entre dans le temps, il semble que cette naissance il y a 2 000 ans soit très exactement notre contemporaine. Comme il y a 2 000 ans, il y a très peu de monde autour de la crèche ce matin. Plus que d’habitude, c’est vrai, les anges ont fait leur travail. Mais enfin il n’y a pas foule dans les églises au point qu’on doive refouler du monde ! Comme il y a 2 000 ans, les gens qui comptent, les gens importants, les élites ne se sont pas déplacées pour si peu.
Les gouvernements ont bien voulu concéder qu’on fête Noël, mais ils sont restés chez eux en méprisant ce petit roi de pacotille qu’est l’enfant Jésus de la crèche. Le nouveau clergé médiatique a bien consacré un entrefilet à ce reliquat de culture folklorique que les chrétiens s’entêtent à préserver, mais on préfère exalter d’autres idoles. Les élites économiques, elles, se moquent de cet enfant de pauvre, paradoxalement occasion d’un profit astronomique, à qui on ne trouve rien d’autre à acheter comme cadeau qu’un peu d’or, d’encens et de myrrhe, contre toute logique marketing.
Aujourd’hui comme il y a 2 000 ans, autour de l’enfant de la crèche, autour de Jésus venu en notre chair pour nous sauver, il y a seulement Marie, Joseph, le bœuf et l’âne, bientôt quelques bergers. Puisqu’on ne saurait sans quelque prétention s’identifier à Marie ou à Joseph, il nous reste le rôle de l’âne, du bœuf ou des bergers. Ma foi, il y a pire ! Ils ont le mérite d’être là et de présenter à l’enfant Jésus tout ce qu’ils sont, tout ce qu’ils ont, et ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà énorme.

Adopter le regard de l’enfant Jésus


Oui, c’est énorme ! Et c’est pour ça qu’on ne peut pas étirer trop longtemps le cynisme dans cette prédication du matin de Noël. Car si l’attendrissement du regard des adultes sur l’enfant de la crèche a quelque chose de légèrement factice, si le mépris des élites de notre temps sur Jésus, ce qu’il est et ce qu’il représente, a quelque chose de bas et de minable, il nous faut changer de perspective. Il nous faut adopter le regard de l’enfant Jésus sur ceux qui l’entourent en cet instant de sa naissance.
Ce nouveau-né qui ouvre pour la première fois des yeux écarquillés sur le monde qui l’entoure, que voit-il ? Il voit des formes, des visages, des ombres, penchées sur la mangeoire, dont il perçoit sans doute confusément que ce sont des amis, des familiers. Mais ce qui est le plus frappant, c’est que dans sa petitesse et depuis la position où il se trouve, il nous voit immenses, il nous voit comme des géants ! Tous ici, les enfants comme les adultes, les piliers de paroisse comme les occasionnels venus pour faire plaisir aux grands-parents et sacrifier aux traditions familiales, tous, Jésus nous voit immenses, géants !

Il nous regarde comme ayant une valeur immense


Ce n’est pas là une erreur de perspective, une illusion d’optique qui se dissipera bien vite avec la croissance de l’enfant. Ce n’est pas comme ces souvenirs d’enfance où l’on se rappelle telle personne ou tel endroit comme immense et dont on s’aperçoit finalement, après quelques années, qu’ils étaient tout petits. Non, en grandissant, et jusqu’à la Croix, alors que cette fois-ci Jésus nous regardait depuis une hauteur, Jésus nous voit toujours, chacun d’entre nous, comme des personnes d’une grandeur incomparable. De la Crèche à la Croix, Jésus nous regarde comme ayant une valeur immense à ses yeux qui demeurent des yeux d’enfant émerveillé. Et son regard à lui est juste et vrai, c’est le seul à voir vraiment ce qu’il regarde, ce qui s’appelle voir.
Ce n’est pas étonnant. Jésus, Dieu fait homme, s’est fait une spécialité de renverser nos représentations. Dieu qui régnait tranquillement depuis son trône céleste en envoyant des messagers de temps à autres choisit de se faire petit enfant, de se rendre vulnérable, de prendre des risques. En Jésus, Dieu se fait proche, et la proximité implique toujours un risque. C’est la folie de l’amour. Nos représentations toute faites sur Dieu et ce qu’il devrait être ou devrait faire sont renversées. Alors le regard que Jésus porte sur nous peut lui aussi être renversant.

Jésus nous voit grands, immenses, parce qu’il nous voit créés à son image. Jésus nous voit grands, immenses, parce qu’il nous voit recréés par sa grâce dans le baptême et dans la vie de l’Église. Jésus nous voit grands, immenses, parce qu’il sait à quelle sainteté nous sommes appelés, à quelle béatitude éternelle nous sommes invités dans l’intimité de la Trinité.
Et Jésus voit loin, son regard voit bien au-delà de ceux qui sont déjà tout proches de lui. Ceux qui sont loin de lui, Jésus les voit grands aussi, parce qu’ils sont eux aussi aimés d’un amour infini et appelés à rejoindre un jour, peut-être seulement au jour de leur mort, peut-être très invisiblement et seulement à demi consciemment, le corps mystique du Christ qu’est l’Église. Parlons-en, tiens, de ce corps mystique du Christ. Aujourd’hui, cette expression désigne surtout l’Église. Historiquement, l’expression désignait plutôt l’eucharistie. Ce glissement de signification n’a rien d’un hasard. C’est la participation à l’eucharistie, la manducation du corps eucharistique du Christ sous les espèces du pain et du vin consacrés qui édifie l’Église, qui fait de nous le corps mystique du Christ. Et c’est de cela, ultimement, qu’il s’agit à la crèche, à Noël !

Le début d’une histoire d’amour fou avec Dieu ?


Car enfin, les mots ont un sens. Le corps de l’enfant Jésus est posé dans une mangeoire. La scène a lieu à Bethléem, qui signifie maison-du-pain. Jésus, une mangeoire, du pain… C’est donc que Noël nous invite à manger le corps eucharistique de Jésus sous les espèces du pain, pour devenir un peu plus son corps mystique. Là encore, cela exige de changer de regard sur la réalité, d’adopter la perspective de Jésus sur le monde qui nous entoure et sur nous-mêmes. En ce matin de Noël, dans la participation à l’Eucharistie, nous sommes tous grands, immenses, sous le regard de Jésus. Et c’est cela qui fait notre joie. Toute naissance est le début d’une histoire. Si en ce matin de Noël, cette naissance de l’enfant Jésus était pour nous le début d’une histoire d’amour fou avec Dieu ? Amen.

LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR
Lectures bibliques : Isaïe 52, 7-10; Psaume 97, 1, 2-3ab, 3cd-4, 5-6: Hébreux 1, 1-6; Jean 1, 1-18

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