Une muselière pour les oeuvres d'entraide suisses?

La volonté du Département fédéral des Affaires étrangères d’Ignazio Cassis (DFAE) de ne plus financer le travail d’information en Suisse des ONG au bénéfice de contributions fédérales passe assez mal auprès des intéressées. Les œuvres d’entraide estiment une telle démarche préoccupante pour la vitalité du débat démocratique. Le parlement fédéral est appelé à réagir.

Le Mouvement des Communautés Chrétiennes de Base en Suisse a adressé le 30 décembre 2020 une lettre ouverte au Conseiller fédéral Ignazio Cassis. Il s’y plaint d’un climat visant à museler les organisations non gouvernementales (ONG), suite à l’initiative pour des multinationales responsables acceptée par le peuple le 29 novembre dernier, mais refusée par les cantons.

Chantal Peyer est responsable entreprises et droits humains à PPP | DR

Cette lettre ouverte, initiée sans concertation avec les œuvres d’entraide, se réfère à deux événements parallèles, explique Chantal Peyer, cheffe d’équipe ‘entreprises et droits humains’ de Pain pour le prochain. Lors de la session d’hiver, débutant le 30 novembre 2020, trois interventions parlementaires opposées à l’initiative ont visé les ONG, avec l’intention de les mettre au pas. Elles demandaient que l’on ne puisse plus déduire des impôts les dons faits aux ONG, qu’un rapport soit établi sur leur flux financiers et enfin, que les ONG bénéficiant d’une subvention étatique ne puissent plus prendre position dans un débat politique en Suisse.

«Nous pouvons faire un excellent travail de coopération au Sud, mais si nous n’en n’informons pas le public suisse, il manque vraiment quelque chose»

Bernd Nilles, directeur de l’Action de Carême

Plus de financement du travail d’information

Parallèlement, dans une lettre datée du 4 décembre adressée aux ONG, la Direction du développement et de la coopération (DDC, dépendante du DFAE) annonçait qu’elle n’attribuerait plus de subventions pour mener un travail de sensibilisation et de formation en Suisse sur les enjeux du développement.

Bernd Nilles, directeur d’Action de Carême | © Jacques Berset

Cette missive a suscité un vif émoi au sein des ONG partenaires de la DDC. «Nous avons été très surpris de ce changement survenant juste avant la signature du renouvellement de nos contrats, après presque deux ans de négociations», relève Bernd Nilles. Le directeur de l’Action de Carême (AdC) en reste très étonné: «Selon la tradition des œuvres d’entraide, le travail de sensibilisation de la population en Suisse fait partie intégrante de leur activité. Il figure dans les statuts d’AdC. Nous pouvons faire un excellent travail de coopération au Sud, mais si nous n’en n’informons pas le public suisse, il manque vraiment quelque chose. Ce travail d’information est aussi très important pour la DDC et le gouvernement lui-même.»

«Vouloir faire taire ce débat nuira à la compréhension citoyenne des enjeux globaux»

Chantal Peyer, Pain pour le Prochain

Un retour en arrière

Un avis partagé par Chantal Peyer. Pour elle, on ne peut plus penser le développement durable au Sud sans repenser nos modes de consommation et nos façons de vivre au Nord. «Cet état de fait a été reconnu dans les Objectifs du Développement Durable (ODD), adoptés en 2015 par les Nations-Unies et que le Département fédéral des affaires étrangères s’est engagé à mettre en oeuvre.» La décision du DFAE marque ainsi «un retour en arrière, qui procède d’une vision inappropriée des enjeux du développement durable. Vouloir faire taire ce débat nuira à la compréhension citoyenne des enjeux globaux».

Les objectifs de développement durable (ODD) ont été adoptées par l’ONU en 2015 .

Une décision préoccupante pour la vitalité du débat démocratique en Suisse

Bernd Nilles aurait aimé entendre un signal diamétralement opposé: ‘Oui nous avons besoins des avis, des critiques et des propositions des ONG, c’est-à-dire de la société civile.’ «Je crois que cette décision a un caractère nettement émotionnel après le vif débat sur l’initiative pour les multinationales responsables. J’espère que nous pourrons rapidement reprendre une discussion plus équilibrée.»

Pour Chantal Peyer, la question est encore plus fondamentale: «On essaie d’augmenter la pression sur les ONG pour qu’elles n’osent plus mener de campagnes politiques et se positionner dans le débat public. C’est préoccupant pour la vitalité du débat démocratique.» «A mon sens, l’engagement politique de la société civile est un droit qui constitue l’ADN d’une démocratie comme la nôtre», renchérit Bernd Nilles.  

Le montant des fonds attribués n’est pas réduit

Il faut cependant préciser que le montant global des fonds attribués aux ONG n’est pas réduit. C’est sa répartition qui est en cause. «Pour l’Action de Carême, cela signifie que nous devrons financer autrement certaines de nos activités, notamment grâce aux dons provenant des fidèles et des paroisses. Nous devrons probablement nous réorganiser, mais nous ne perdons pas d’argent en ce moment.»

«Nous allons thématiser la question directement avec le Conseiller fédéral Cassis»

Mark Herkenrath, directeur d’Alliance Sud

Caritas Suisse livre de son côté un écho très prudent. «Pour Caritas, la décision du DFAE concernant les contributions aux programmes n’a aucune influence, car nous n’avons jamais utilisé par le passé ces fonds pour un travail d’information et de sensibilisation en Suisse», indique son porte parole Fabrice Boulé. «Pour l’heure, nous n’entendons pas communiquer plus avant sur ce point.»

Un débat loin d’être clos

Alliance Sud, la coalition des principales ONG suisses, regrette la décision du DFAE, note son directeur Mark Herkenrath. «Nous allons thématiser la question directement avec le Conseiller fédéral Cassis, pour lui faire comprendre combien les activités d’information sont importantes, y compris pour la Confédération. Ce travail  des ONG contribue grandement à la prise de conscience du peuple suisse sur la réalité de la situation dans les pays du Sud, dont les médias me parlent que peu.» Avec ou sans argent fédéral, les ONG doivent faire ce travail, mais il est dommage de les contraindre à devoir mobiliser de nouvelles ressources pour cela.»    

Quoi qu’il en soit, le débat est certainement loin d’être clos. Pas moins de dix interventions sont agendées sur ce sujet lors de la prochaine session parlementaire qui discutera des modalités de financement des ONG. (cath.ch/cp)

Carole Pirker

Portail catholique suisse

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