50 ans du suffrage féminin: «Femmes mes frères»

Femmes mes frères, c’est sous ce titre que le chroniqueur du journal des conservateurs catholiques Le Fribourgeois salue, en novembre 1969, l’adoption par les Fribourgeois du principe constitutionnel de l’accession des femmes au droit de vote. Il termine son commentaire en avouant: «Je me repens de tout mon cœur – oui de bon cœur- de vous avoir fait ainsi attendre au moins cent ans.»

Ce repentir illustre la lente évolution de la mentalité catholique au sujet du suffrage féminin. Si du côté de la hiérarchie et des intellectuels catholiques romands, la cause est défendue, au moins depuis l’après-guerre, le peuple des hommes résiste farouchement. Le 1er février 1959, ils sont encore deux tiers à refuser aux femmes le droit de vote. Dans le quotidien catholique fribourgeois La Liberté l’annonce de la défaite côtoie un commentaire sur la convocation, une semaine auparavant, du Concile Vatican II par le pape Jean XXIII.

La répétition du vote douze ans plus tard, le 7 février 1971, permet de renverser le résultat. Le fruit est enfin mûr. C’est un oui net qui sort des urnes malgré les dernières résistances en Suisse centrale et orientale.

«Le chemin de la femme aux urnes est un chemin de paix»

Mais ce sont les années 1950 qui offrent l’image la plus intéressante du développement de la question du suffrage féminin dans l’opinion catholique romande.

«La religion catholique défend-elle de demander le droit vote des femmes?» s’interroge ainsi Mme Rovelli, de Chiasso, en 1954, lors du comité central de l’Association suisse pour le suffrage féminin, réuni en assemblée annuelle à Fribourg. «Non, lorsque nous réclamons le droit de vote, nous demandons de travailler pour notre pays. Nous ne demandons pas de saper le principe de l’autorité constituée ni de bouleverser l’ordre établi.» Et de faire référence au pape Pie XII pour qui «le chemin de la femme aux urnes est un chemin de paix.»

En 1959, le Nouvelliste fait campagne contre le vote des femmes

Le pontife romain précisément, alors que les femmes italiennes ont obtenu le droit de vote en 1945, ne s’y oppose aucunement. En 1946, Pie XII rappelle aux jeunes femmes catholiques que le droit de vote constitue un devoir sacré: «Il vous oblige en conscience; il vous oblige devant Dieu, car avec votre bulletin de vote vous avez entre les mains les intérêts supérieurs de votre patrie, il s’agit de garantir et de conserver à votre peuple sa civilisation chrétienne.» Il lancera ce genre d’appel à plusieurs reprises au cours des années suivantes.

«Il y a de l’injustice d’avoir refusé le droit de vote aux femmes!»

Mgr Nestor Adam, évêque de Sion en 1956

«L’Eglise catholique ne trouve aucun motif valable de s’opposer au suffrage féminin. Il y a de l’injustice d’avoir refusé le droit de vote aux femmes», reconnaît en 1956, Mgr Nestor Adam, évêque de Sion, devant l’Association valaisanne pour le suffrage féminin. «L’égalité de la femme et de l’homme est proclamée par Dieu. Aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin de l’apport politique de la femme.»

Accorder le droit de vote aux femmes serait pour la famille «un danger immense»

Les avis explicites du pape et de l’évêque peinent cependant à convaincre l’opinion populaire. Ce d’autant plus que partisans et opposants catholiques s’appuient, les uns comme les autres, sur la défense d’un ordre social ‘naturel’ que l’on juge voulu par Dieu.

Où sont les femmes? dans la politique suisse et l’Eglise (Pixabay.com)

Ainsi, à la veille du vote de 1959, le conseiller national radical et colonel valaisan, Francis Germanier, s’oppose farouchement au suffrage féminin: «La descente de la femme dans l’arène politique, souvent malpropre et infamante est contraire à la conception chrétienne du rôle de la femme. Même pour annoncer l’Evangile, le Seigneur n’a jamais voulu que la femme quitte sa destination première et devienne la cible publique de Monsieur-tout-le monde […] La femme, la mère, doit être l’objet de la vénération de son époux et de sa famille. Dès qu’elle échappe à cette vocation, sa grandeur et sa dignité en souffrent.»

Un point de vue strictement théologique, favorable lui au suffrage féminin, paru dans La Liberté, emmanche sur une représentation semblable de la place de la femme dans la société. Celui qui signe «un théologien» n’évoque pas de la dignité ou les droits de la femme en tant qu’être humain, mais s’attarde longuement sur son rôle d’épouse et de mère. «En vue de la propagation du genre humain, Dieu donna à Adam une aide qui lui fut semblable. […] Leurs qualités diverses devaient essentiellement se compléter pour former la première, la plus fondamentale et la plus nécessaire de toutes les sociétés. […] Il est juste de donner aux femmes le droit de faire entendre leur voix lorsqu’il s’agit de la vie familiale, la santé physique et morale le respect de la femme, l’éducation des enfants…»

«Mettre le signe égal entre l’homme et la femme à quel titre que ce soit, politique, économique ou autre est un postulat démenti sans cesse depuis la création»

Dans Le Confédéré, journal radical de Martigny, un opposant au suffrage féminin renvoie la balle avec un argument toujours du même ordre: «Les individualistes à outrance veulent faire de l’homme et de la femme deux êtres distincts, complets par eux-mêmes, des personnalités différentes jouissant des mêmes droits alors que tout dans l’essence même de ces deux êtres, leur comportement, leur réaction vitale, montrent qu’ils sont des êtres complémentaires. Mettre le signe égal entre l’homme et la femme à quel titre que ce soit, politique, économique ou autre est un postulat démenti sans cesse depuis la création. […] Accorder le droit de vote aux femmes […] serait pour la famille un danger immense.»

«Trop longtemps on a présenté le suffrage féminin comme une faute»

Les femmes catholiques qui ont rejoint la lutte pour le suffrage féminin en ordre plus ou moins dispersé dans les années 1950 ne s’écartent pas non plus de cette dépendance envers les hommes.

Affiche pour le suffrage féminin en 1959

Lors des journées d’études des juristes catholiques sur le suffrage féminin organisées à l’Université de Fribourg en 1957, Mme Darbre, présidente romande de la Ligue des femmes catholiques, relève que «si beaucoup de femmes catholiques ne désirent pas le droit de vote, c’est parce que trop longtemps on leur a présenté le suffrage féminin comme une faute, alors que l’Eglise s’est exprimée en faveur de ce droit. Il importe surtout que les femmes s’intéressent aux questions civiques et que les hommes catholiques les orientent et les aident à s’intéresser à la solution des problèmes sociaux.»

Jeanne Morard, président des Œuvres pour la protection de la jeune fille en 1959 se veut rassurante: «Il ne faut pas réduire la question du suffrage féminin aux excès revendicatifs de quelques féministes d’avant-garde, ni s’en impressionner. […] Mais les femmes ne devraient-elles pas pouvoir s’exprimer lorsqu’il s’agit par exemple de l’élaboration de lois où l’avortement est présenté comme un bien? «Là encore elle en appelle à Pie XII: «Celles d’entre vous qui, plus libres de leur personne, plus aptes et mieux préparées, assumeront ces lourdes tâches de l’intérêt général, seront vos représentantes et comme vos déléguées. Faites-leur confiance, comprenez les difficultés, les peines et les sacrifices de leur dévouement soutenez-les, aidez-les.»

Des conservateurs catholiques favorables au droit de vote des femmes

Lors de l’assemblée des délégués du parti conservateur de la ville de Fribourg, le 28 janvier 1959, le comité directeur indique n’avoir pas trouvé de contradicteur au suffrage féminin. M. Butty, partisan du projet, avoue avoir été son adversaire jusqu’au jour où il s’est demandé pourquoi sa mère veuve ne pouvait pas s’exprimer sur les problèmes sur lesquels lui à 20 ans pouvait prendre position. Le vote de l’assemblée est favorable au suffrage féminin par 64 voix contre 9. Le dimanche suivant, alors que le canton de Fribourg livre un non à 70%, la ville offre un oui à 55%, mais en Singine, terre catholique s’il en est, le non monte à 86%!

Trois cantons romands de tradition protestante Vaud (54%), Neuchâtel (52%) et Genève (60%) acceptent le suffrage féminin. Le Semeur vaudois, journal de l’Eglise nationale du canton de Vaud avait prédit: «Cette évolution implique – qu’on le veuille ou non – l’octroi du droit de vote aux femmes, que ce soit le 1er février ou dans dix ans, les hommes suisses ne pourront pas faire autrement que de s’incliner.»

Frustration et colère

La victoire dans les cantons romands peine néanmoins à atténuer l’amertume de la défaite. «Ainsi, le peuple des hommes a décidé, à une majorité de deux contre un, qu’il formerait seul le peuple souverain, et que l’opinion des femmes, soit de la majorité des adultes du pays, ne compterait pas dans la balance. On ne peut vraiment pas dire que ce soit une journée glorieuse», s’indigne le conservateur Pierre Barras, rédacteur en chef de La Liberté.

«Les Helvètes viennent de faire à leurs femmes ce que les Américains font aux nègres»

La Gruyère 8 fév. 1959

La Gruyère, journal radical, qui avait semblé assez hésitant au cours de la campagne, s’emporte sous le titre «Ségrégation maintenue»: «Les Helvètes farouches démocrates viennent de faire à leurs femmes ce que les Américains font aux nègres et les Afrikaners aux Hottentots et aux Zoulous.»

A l’instar de leurs lecteurs, les Freiburger Nachrichten restent droits dans leurs bottes: «Soyons satisfaits, car cela aura été une expérience. Ce n’était pas une question de justice, mais une question d’opportunité politique dans un État qui ne peut être comparé à aucun autre dans son développement et sa croissance, ses institutions et son existence.»

Remettre l’ouvrage sur le métier

Remettre l’ouvrage sur le métier est la seule solution laissée aux femmes. En souvenir du vote de 1959, le 1er février devient la Journée du suffrage féminin. La forteresse masculine helvétique a été touchée, mais elle n’est pas tombée. L’assaut continue dans les années 1960.

Les femmes catholiques vont notamment muscler leur discours. En 1965, la section fribourgeoise relève que dans l’ordre politique «nous vivons encore dans une condition moyenâgeuse. Le refus du droit de vote aux femmes fait de la Suisse un pays sous-développé. La femme n’est pas un citoyen à part entière: c’est un citoyen passif: elle peut et doit payer, mais elle n’a rien à dire. Trop de femmes se désintéressent de cette question, n’en voyant pas les conséquences. Tous les problèmes sont discutés par les hommes qui y donnent une solution d’hommes.» Le recours au pape se réfère cette fois-ci à Jean XXIII et à son encyclique Pacem in terris de 1963.

En 1969, la campagne pour le OUI dans La Liberté rassemble un curé et deux jeunes sportives

Elues dans plusieurs cantons, les femmes font leurs preuves quant à la gestion des affaires publiques. Là où elles n’ont pas le droit de vote, elles accèdent peu à peu aux commissions communales, aux autorités paroissiales, etc. Les changements sociaux s’accélèrent

Quand Mgr François Charrière, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg et son auxiliaire Mgr Pierre Mamie appellent à voter pour le suffrage féminin, en 1969, il n’est désormais plus question de mère de et de gardienne du foyer: «De plus en plus consciente de sa dignité humaine, la femme n’admet plus d’être considérée comme un instrument. Elle exige qu’on la traite comme une personne aussi bien au foyer que dans la vie publique.»

En 1971, le fruit est enfin mûr. Après la victoire le 7 février, François Gross, nouveau rédacteur de La Liberté peut titrer son éditorial La longue marche : «Faudrait-il pavoiser quand plus de trois quarts de siècle ont été nécessaires pour faire admettre à la majorité des citoyens une évidence: à savoir, qu’il n y a pas de démocratie sans suffrage universel auquel est donc contraire toute discrimination fondée sur le sexe?» (cath.ch/mp)

Femmes mes frères
Observateur de la vie religieuse et sociale fribourgeoise durant une soixantaine d’années, Léon Richoz (1896-1983) a été un chroniqueur assidu pour plusieurs journaux fribourgeois et romands. D’une plume toujours soignée, avec humour et autodérision, il évoque des thèmes de la vie locale et nationale. La chronique ci-dessous a paru dans Le Fribourgeois, le 25 novembre 1969. Édité à Bulle, Le Fribourgeois était l’organe des conservateurs catholiques gruériens.

Campagne pour le suffrage féminin en 1971

Ainsi donc, femmes fribourgeoises, vous voici, par grâce peuple masculin, investies du droit de vous y intégrer, comme l’eau s’intègre au vin – le vin représentant dans la formule l’homme qui parfois en abuse. Quant à vous, être gracieux que le Créateur tira de notre flanc, par l’opération que vous venez de réussir, vous rejoignez en quelque sorte cette place vide en nous où vous saviez bien que nous vous attendions. Soyez-en félicitées!

Parce qu’enfin ce résultat flatteur nous l’avez arraché par cette campagne obsessionnelle qui nous interpellait à chaque coin de rue. «Votre oui» au lieu de «Voter oui», il fallait une subtilité de femme pour dégoter ce suggestif anagramme. Et ensuite «oui de bon cœur» , qui voulait convaincre le sentiment des Fribourgeoises rétives – il y en a. Mais pourquoi cela n’ aurait-il pas aussi concerné les Fribourgeois qui laissent prendre par l’organe en question. […]
Il y a pourtant – je parle en homme –un point qui me chicane. C’est que la décision masculine du 16 novembre vous a consacrées non seulement sur le plan cantonal, citoyennes électrices, mais aussi éligibles. C’est-à-dire qu’il pourra vous échoir de régner sur les bommes. Que vous le fassiez déjà en famille cela se justifie. Vous plaisez et on vous plaît. Mais quand il s’agira de plaire à la multitude et de l’aimer comme on aime les siens, ne serez-vous pas tout aussi à plaindre que nous?

J’ai eu cette nuit au cauchemar. Encore tout réjoui de l’accueil du suffrage féminin, je me suis vu, par un curieux phénomène d’ anticipation, transplanté dans une époque de règne des femmes généralisé. Utopie? Mais enfin c’était comme ça et on ne discute pas ses rêves. Et ça rendait les hommes (je veux dire les mâles) très malheureux. Pourquoi? Je ne m’en rendais absolument pas compte, parce qu’à vrai dire les choses ne marchaient pas plus mal qu’aujourd’hui. Seulement voyez-vous: on savait que c’était grâce aux femmes, et ça…

Comme pour m’expliquer la situation, je vis alors paraître un grand cortège de manifestants conduit par de fringantes amazones en tenue rouge vif. Mais le principal était constitué par de gracieuses porteuses de calicots couverts d’inscriptions. C’est ainsi qu’on pouvait lire: «Souvenez-vous, ô hommes, des âges innombrables Où vous avez cru pouvoir vous passer des femmes dans la conduite des affaires et de la politique! […] «Le résultat? Un monde désaxé, furieux, contestataire permanent, une société avilie, corrompue, sans espoir dans l’avenir». […]

Je pensais que c’était fini quand j’aperçus à une certaine distance la seconde partie du défilé, composée entièrement d’hommes s’avançant entre des fanfares jouant des airs funèbres de tous les pays. Ils étaient revêtus indistinctement d’une cagoule de pénitents, portaient une croix et psalmodiaient sans discontinuer: «Ce n’est que justice! ce n’est que justice! En passant près de moi de moi, l’un d’eux m’attira violemment par la manche pour me faire entrer dans le cortège…
Je me réveillai en sueur… Ma femme me regardait, interloquée. «Mais qu’est-ce que c’est que cette ‘justice’ que tu répètes en dormant. Mal réveillé, je dus la prendre pour une autre. «Madame, je vous jure que je me repens de tout mon cœur – oui de bon cœur- de vous avoir fait attendre au moins cent ans.» Je vis qu’elle se demandait sérieusement si je devenais fou.
Léon Richoz

Maurice Page

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