«Pour l’islam chiite, cette rencontre avec le pape est fondamentale»

Le pape François doit rencontrer la plus haute autorité chiite d’Irak le 6 mars prochain, l’ayatollah al-Sistani. Le Père Christopher Clohessy, docteur à l’Institut Pontifical d’Etudes Arabes et d’Islamologie (PISAI) et éminent spécialiste de l’islam chiite, décrypte les enjeux de cette rencontre historique.

Propos recueillis par Hugues Lefèvre/I.Média

Que représente le grand Ayatollah al-Sistani dans le monde musulman?
Père Christopher Clohessy: Il est une figure essentielle dans l’islam chiite. À la tête de l’école de Najaf, il a sous son autorité un nombre très important d’universitaires chiites disséminés à travers le monde. Comme le pape François, il est une figure attrayante. Sa popularité planétaire, y compris en Iran – pays où il est né –, montre que beaucoup de personnes préfèrent sa vision légèrement plus modérée de celle de Rouhollah Khomeini (Ayatollah arrivé au pouvoir en Iran en 1979 et mort en 1989, ndlr). Cette pensée politique, encore à l’œuvre aujourd’hui dans la République islamique d’Iran, considère que les religieux doivent concentrer tous les pouvoirs.
Disciple de ancien professeur, le grand Ayatollah al-Khoei (1899-1992), al-Sistani se trouve depuis 2009 dans les dix premières positions du «The Muslim 500», le classement des musulmans les plus influents au monde. Il a par ailleurs été classé en 2005 parmi les 100 plus grands intellectuels de la planète. En 2014, il avait été nominé pour recevoir le Prix Nobel de la Paix.

Quelle est son autorité en Irak?
C’est l’un des hommes les plus influents du pays. Il a joué un rôle très important en tant qu’artisan de paix et de négociateur de traités dans les affaires religieuses et politiques après l’invasion américaine en 2003. Exhortant le clergé à s’engager dans la justice et la politique afin de mieux guider le peuple irakien, il a appelé à un vote démocratique dans le but de former un gouvernement de transition, a encouragé la population à participer aux élections cruciales de janvier 2005 – y compris les femmes qu’il a invitées à la mobilisation dans une fatwa spéciale. Il a supplié les chiites irakiens de ne pas répondre aux attaques des extrémistes sunnites. Appelant au calme après des séries d’attentats à la bombe, il a souvent expliqué aux chiites que les coupables n’étaient pas leurs voisins sunnites, mais bien les extrémistes. En 2014, il a également lancé un appel pour que les Irakiens soutiennent leur gouvernement dans la lutte contre l’organisation État islamique.

La rencontre qui va avoir lieu entre le pape et le leader chiite est-elle le pendant de la rencontre entre le pape et le sunnite al-Tayyeb?
La rencontre avec le grand imam d’Al-Azhar était importante. Mais je crois que, pour l’islam chiite, cette rencontre avec le pape François est fondamentale car elle signifie que toute la famille de l’islam est désormais considérée. Même si l’islam chiite est devenu minoritaire, il représente encore des millions de personnes dans le monde. Par cette rencontre, le pape envoie un message aux chiites pour leur dire qu’ils ne sont pas oubliés ou bien dépassés. Il leur assure qu’ils font partie intégrante du processus de dialogue et de paix dans le monde.

Vous l’avez dit, al-Sistani représente un courant chiite légèrement différent de celui de Khomeini et de l’école de Qom, en Iran. Comment ce pays va-t-il réagir à la visite du pape à al-Sistani?
L’Iran ne devrait pas réagir de manière négative. Même à Qom, où al-Sistani a étudié à ses débuts, ce dernier est très respecté. Certes, sa vision de l’islam diffère légèrement de celle de Khomeini. Mais malgré quelques désaccords avec les religieux au pouvoir en Iran, al-Sistani n’a jamais vraiment encouragé la rivalité entre les deux grands centres chiites. Je pense que la rencontre sera presque unanimement accueillie par les musulmans chiites.

«Pour l’islam chiite, cette rencontre avec le pape François est fondamentale car elle signifie que toute la famille de l’islam est désormais considérée.»

Quel pourrait être l’impact concret d’une telle rencontre?
Je ne m’attends pas à la signature d’un document comme ce fut le cas avec le pape et le grand imam d’al-Azhar et le document sur la Fraternité humaine. Je ne pense pas qu’al-Sistani pourrait signer un document uniquement pour le plaisir de parapher quelque chose ou bien pour le symbole. La rencontre – qui sera courte – s’inscrit dans un agenda plus vaste. Il pourrait y avoir plus tard une déclaration commune venant de Najaf et du Vatican.

Pour autant, il s’agit d’une rencontre hautement symbolique, et parfois le contenu symbolique est plus important que ce qui est dit. Malgré les critiques, parfois violentes, qu’on peut observer sur les réseaux sociaux entre les soi-disant «libéraux» et «conservateurs» – aussi bien du côté catholique que du côté chiite –, je dirais que François et al-Sistani partagent des visions et perspectives très proches. Tous deux veulent dire qu’ils connaissent la valeur de la paix et qu’ils sont prêts à travailler dur pour cela.

Comment le pape et l’Église sont-ils perçus dans le monde chiite?
Je ne suis pas certain que le pape, de par sa fonction et son mandat, ou l’Église catholique, institution mondiale, apparaissent en bonne place sur le radar de l’islam chiite. Néanmoins, le pape François est une figure populaire, en partie pour son nom. Dans l’islam, on se rappelle encore de l’histoire de la rencontre de saint François avec le sultan. Saint François est considéré dans le monde entier comme un homme de paix. De sorte que le pape François est vu sous cet angle.

«Je ne m’attends pas à la signature d’un document comme ce fut le cas avec le pape et le grand imam d’al-Azhar et le document sur la Fraternité humaine.»

Où en sont les relations entre les chiites et les catholiques aujourd’hui?
Au cours des dernières décennies, on a assisté à une montée en puissance du dialogue entre le catholicisme et le chiisme – il existe des liens étroits théologiques et spirituels entre les deux religions. Depuis la déclaration Nostra Aetate et le concile Vatican II, l’islam échange régulièrement avec l’Église catholique, mais moins avec les autres branches du christianisme.
Selon moi, comme le dit le pape émérite Benoît XVI, ce dialogue a été et continue d’être crucial mais il est difficile de le qualifier de «théologique». En effet, mis à part le fait d’informer son partenaire sur ses propres croyances ou de lui poser des questions sur son système de croyances, il est peu probable que ces échanges aillent plus loin et que les positions doctrinales et théologiques fondamentales soient susceptibles d’évoluer ou d’être compromises.

C’est-à-dire?
Bien souvent, ces dialogues ne sont guère plus qu’un groupe de musulmans qui invite un groupe de chrétiens à expliquer des doctrines chrétiennes complexes comme la Trinité ou l’Incarnation.
Toutefois, comme l’expliquait Benoît XVI, nous devons continuer d’essayer d’encourager des échanges francs sur des thèmes centraux, comme la liberté de culte, la dignité humaine ou bien la non-violence.
Aussi, on ne peut certainement pas nier le potentiel de l’islam en tant qu’allié pour la défense des grandes valeurs religieuses que sont la foi et l’obéissance à Dieu. Le christianisme et l’islam sont en réalité du même côté dans une bataille contre le sécularisme radical.

Entre les chiites et les sunnites, avec qui l’Église catholique a-t-elle le plus de facilités à dialoguer?
Selon moi, il existe des liens plus forts entre les catholiques et les chiites qu’entre les catholiques et les sunnites. Cela s’explique en partie par les points communs qui existent entre chiites et catholiques : par exemple, une croyance commune dans l’intercession des saints, des parallèles importants entre al-Husayn, le grand martyr du chiisme, et Jésus ; entre Fatima (fille du prophète Mahomet, ndlr), la mère souffrante et vierge d’al-Husayn, et la Vierge Marie. En outre, les deux systèmes religieux accordent une grande importance aux rituels ainsi qu’à la nécessité de faire mémoire. Il s’agit alors de mettre en œuvre rituellement un souvenir pour rendre l’événement présent et pour placer le croyant au cœur de cet événement.

«Depuis la déclaration Nostra Aetate et le concile Vatican II, l’islam échange régulièrement avec l’Église catholique, mais moins avec les autres branches du christianisme.»

Si des ponts peuvent exister entre catholiques et chiites, on relève néanmoins que la situation des chrétiens dans les pays à majorité chiite n’est guère réjouissante…
C’est exact. Il ne fait aucun doute que les minorités chrétiennes dans les pays musulmans ne bénéficient pas de tous leurs droits. Lors de son voyage, il me semble capital que François ne s’adresse pas seulement aux chrétiens d’Irak mais qu’il ait aussi le courage d’interpeller les autorités au sujet de la liberté religieuse. Le Document sur la Fraternité humaine restera un morceau de papier sans valeur s’il ne concourt pas à porter des fruits réels et concrets. Cela n’a pas encore eu lieu.

Un spécialiste de l’islam
Le Père Christopher Clohessy, originaire de l’Afrique du Sud, est un prêtre diocésain ordonné en 1988. Il a obtenu une Licence en Etudes arabes et Islamologie au PISAI en 2000 et, en 2006, un doctorat avec une thèse intitulée Mother of Sorrows: an Examination of the Life of Fâṭima al-Zahrâ’, Daughter of Muḥammad, at the Level of the Selected Texts of Imâmî Shîʻî and Sunnî Islam. Le professeur Clohessy fait partie du personnel enseignant du PISAI.
Le Père Clohessy est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence (en langue anglaise): Fâtima, Daughter of Muhammad (2009, 2018 2ND ed.), Half of My Heart: the Narratives of Zaynab, Daughter of ›Alî (2018), and Angels Hastening. The Karbalā’ Dreams (2021), tous publiés aux éditions Gorgias Press. En février 2021, il a été récompensé à l’occasion du 28e Prix international du Livre de la République islamique d’Iran. Il a reçu un prix dans la catégorie «Chercheur distingué». (cath.ch/hl/bh)

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