«Un réseau de sauvetage des juifs dans les diocèses français»

Limore Yagil, professeure israélienne à l’Université de Tel Aviv, spécialiste du régime de Vichy (1940-1944), révèle le rôle discret mais réel joué par l’épiscopat français et par le Saint-Siège dans la protection des juifs pendant la guerre. Certains évêques n’ont pas hésité à risquer leur vie pour sauver des juifs de la déportation.

Par Augustin Talbourdel, I.MEDIA

Limore Yagil est professeure à l’Université de Tel Aviv et chercheuse associée habilitée à diriger des recherches à l’Université Paris-Sorbonne. Elle a notamment étudié les réseaux de sauvetage des juifs mis en place par l’Église catholique en France sous le régime pétainiste. L’ouverture, le 2 mars 2020, des archives du pontificat de Pie XII, une période particulièrement complexe et sujette à la polarisation, lui a donné l’occasion de compléter les connaissances actuelles du rôle joué par l’Eglise catholique durant cette période.

Que peut-on apprendre, grâce à l’ouverture des archives sur le pontificat de Pie XII, de l’attitude de ce dernier envers les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale?
Limore Yagil: Cette période historique est assez bien connue aujourd’hui. Généralement, on refuse d’admettre que Pie XII, tout en étant silencieux, pouvait agir sévèrement et compromettre la neutralité diplomatique du Vatican. Le livre de Johan Ickx, Le Bureau: Les Juifs de Pie XII, est assez révélateur sur le sujet. D’une part, on y apprend que de nombreux juifs ont pu recevoir de l’aide de Pie XII. D’autre part, il montre qu’on ne pouvait pas attendre du Vatican qu’il interfère dans la politique des États ou qu’il fasse un discours officiel concernant les juifs sans compromettre des catholiques.

Quel rôle ont joué les évêques français dans le sauvetage des juifs durant la Seconde guerre mondiale?
Je vais vous donner un chiffre assez significatif: sur les 80 évêques que comptait la France au moment de la Seconde Guerre mondiale, plus de 55 ont participé à sauver des juifs. Seuls six évêques ont riposté publiquement face aux arrestations de juifs à l’été 1942. Deux d’entre eux ont reçu la médaille des «Justes parmi les nations»: l’évêque de Nice et l’évêque de Clermont-Ferrand. Cela prouve que la plupart des évêques, tout en respectant le régime de Vichy, ont agi discrètement en faveur des Juifs.

«La plupart des évêques qui ont sauvé des juifs, ou participé à les sauver, ont reçu de l’aide du Vatican»

Ce secours était concret: ils ont encouragé les prêtres et les religieuses de leur diocèse à cacher des juifs, et souvent à leur fournir de fausses identités, des faux certificats de baptême. Ils leur ont fourni du travail, les ont cachés, les ont fait passer en Suisse ou en Espagne. Les évêques étaient au courant de toute cette activité illégale et les ont encouragés, ceci tout en restant fidèles au maréchal Pétain et en invitant par ailleurs les catholiques à respecter et à obéir au pouvoir établi. Il faut prendre en compte ce double discours pour bien comprendre la situation.

On mentionne surtout les deux évêques qui ont reçu la médaille du «Juste», Mgr Saliège à Toulouse et Mgr Moussaron, à Albi. Mgr Charles Challiol, à la tête du diocèse de l’Aveyron, est, lui, resté silencieux: il était très pétainiste. Mais le diocèse de l’Aveyron était profondément catholique, ce qui a permis de cacher de nombreux juifs dans des couvents, dont le couvent franciscain, le couvent de la Clause, de Coujoge, Notre Dame de Massipe etc. L’évêque a reçu de l’argent du Vatican pour placer des juifs dans ces couvents. Mgr Saliège a envoyé certains de ses protégés pour trouver refuge dans ce diocèse, tout comme l’évêque du Gers, qui est un diocèse voisin.

L’Israélienne Limore Yagil est spécialiste du régime de Vichy (capture d’écran YouTube)

De quelle façon le Saint-Siège a-t-il participé aux sauvetages des juifs par les évêques français?
La plupart des évêques qui ont sauvé des juifs, ou participé à les sauver, ont reçu de l’aide du Vatican. Il s’agissait d’une aide logistique, financière ou d’un soutien théologique. Il est important de bien comprendre cette continuité entre ceux qui ont agi en faveur des juifs et le soutien du Vatican. On peut le relier avec le livre de Johan Ickx en disant que c’est une preuve supplémentaire qui démontre que pour la France, beaucoup de ces activités d’entraide étaient liées au Vatican.

D’un autre côté, les évêques ne pouvaient pas s’attendre à ce que le pape agisse, aide concrètement ou se prononce sur les violences faites aux juifs. Même lorsque l’aide est envoyée à Mgr Saliège, à Toulouse, par exemple, officiellement, elle est envoyée pour aider les réfugiés. Mais on sait très bien que la majorité des réfugiés dans les camps d’internement étaient des juifs. Ailleurs, à Paris, Mgr Suhard, et son prédécesseur à Paris, Mgr Verdier, ont reçu de l’argent du Vatican pour aider les réfugiés depuis 1939 et pendant l’occupation. Dès qu’il a pu, Mgr Suhard a donné explicitement des instructions aux congrégations et orphelinats d’ouvrir les lieux et d’accueillir familles et enfants juifs. Il faut prendre en compte à la fois l’autonomie, le courage des évêques en France et le soutien du Vatican.

«Les évêques ont dû mettre leur propre vie en danger pour fournir des faux certificats de baptême»

Il y a d’autres exemples. L’évêque de Perpignan recevait aussi de l’argent du Vatican et exhortait ses prêtres à cacher les réfugiés juifs à Perpignan, à la frontière des Pyrénées. Mgr Rastouil, évêque de Limoges, diocèse pourtant situé dans le Limousin, région historiquement peu attachée au catholicisme, a reçu de l’aide, de l’argent et les encouragements du Vatican pour organiser un réseau de sauvetage des juifs.

Aujourd’hui, on peut reconstituer tout un réseau de sauvetage dans les diocèses français. Prenons le cas de Toulouse, composé alors de Mgr Saliège à la tête du diocèse, son évêque auxiliaire Mgr de Courrèges, le Père Lagarde, le Père Roger Braun. Tous ont participé à protéger les juifs. Des fonds étaient envoyés du Vatican via Lausanne, où d’autres prêtres français et suisses servaient d’intermédiaires.

Comment s’insère – ou non – le Saint-Siège dans ce réseau?
Les évêques français étaient très liés au Vatican. À partir de 1928, date de la condamnation de l’Action française, une nouvelle génération d’évêques est nommée. À l’époque, Pie XII est encore Mgr Pacelli, secrétaire de Pie XI, mais il connaît tous ces évêques et encourage leur nomination. Beaucoup sont nommés entre 1929 et 1936. Depuis cette époque, ils sont particulièrement fidèles à la politique de Pie XI et de Pie XII par la suite. Ces évêques ont été marqués par le développement des mouvements de l’Action catholique dans leur diocèse et par l’importante encyclique Mit brennender Sorge (Avec une brûlante inquiétude) en 1937, qui critique l’idéologie nazie et l’antisémitisme. Ces éléments ont encouragé ensuite leur activité en faveur des juifs.

L’aide du Vatican passe par des messages, publics ou discrets, et transmis aux évêques, toujours fidèles et loyaux à Pie XI et Pie XII. Pour cela, ils ont dû mettre leur propre vie en danger puisque fournir des faux certificats de baptême va à l’encontre des lois de l’Église et de l’État. Dans les grands traits, Pie XII encourageait donc les évêques et leurs prêtres à pratiquer des actes illégaux pour sauver les juifs.

Comment expliquer l’évolution récente de la considération du rôle joué par Pie XII pour les juifs, chez les historiens et dans les mentalités?
Au cours des deux ou trois dernières années, les mentalités ont beaucoup changé sur le sujet. Cette évolution est surtout liée à un groupe d’historiens auquel j’appartiens et qui encourage les publications et les révélations sur l’attitude de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est ce que font beaucoup Gary Krupp et sa fondation «Pave the Way» pour mettre en lumière tout ce qu’a fait le pontife.

«La France est le seul pays qui a sauvé autant de juifs»

Comme toujours en histoire, les événements ne nous apparaissent clairement qu’avec du recul. À la fin de la guerre, des témoignages disaient que Pie XII avait beaucoup fait pour les juifs. Au cours des années, le discours a changé en fonction de l’évolution du communisme, de la Guerre froide. Il est temps de reprendre les archives et de mettre à jour une fois pour toute la vérité. Je pense qu’on est sur le bon chemin.

Quelle est la particularité de l’Église et de l’épiscopat français par rapport à ses voisins européens (Italie, Allemagne etc.) dans le sauvetage des juifs?
On manque de données historiques fiables pour les épiscopats voisins. Prenons l’Italie, par exemple. Le principal problème, c’est que les historiens italiens accordent peu d’importance à l’aide accordée par les évêques et les religieux catholiques aux juifs. En France, on souligne toujours l’importance du sauvetage accordé par les protestants, qui étaient soi-disant les premiers à agir. C’est tout à fait faux: les catholiques religieux ont commencé à agir dès 1940 pour secourir les juifs, de différentes manières.

«Les statistiques de Yad Vashem estiment à 20% le nombre de prêtres français qui ont participé à sauver des juifs»

Les statistiques de Yad Vashem (mémorial israélien pour les victimes de la Shoah, ndlr) estiment généralement à 20% le nombre de prêtres français qui ont participé à sauver des juifs. Mais ils se limitent à ceux qui ont reçu la médaille du «Juste». En réalité, beaucoup d’autres prêtres, religieux, membres de couvent et de congrégation n’ont pas reçu cette médaille et ont pourtant secouru des juifs. J’entends le mettre en avant encore une fois dans mon prochain livre, Les catholiques au secours des Juifs, qui doit paraître dans les prochains mois. Les historiens n’arrivent pas à comprendre, et le public non plus, l’importance de cette aide accordée par les différentes institutions et congrégations catholiques au sauvetage des juifs.

Quand je parle de congrégations, il ne faut pas se limiter à Notre-dame-de-Sion ou aux pères de Notre-Dame-de-Sion. Beaucoup d’autres congrégations et pères l’ont fait. C’est frappant quand on regarde diocèse par diocèse.

S’agit-il d’une spécificité française?
Il faudrait faire ces recherches dans d’autres pays: en Pologne, en Italie etc. En Belgique, on peut mettre en avant la contribution des prêtres et des évêques, certes un peu moins nombreux qu’en France.

Pour autant, la situation de la France était à tous points de vue très particulière. C’est le seul pays qui donne l’impression d’être toujours souverain, malgré la collaboration avec l’Allemagne et le régime de Vichy. Cela a donné sans doute une certaine autonomie aux évêques et aux prêtres.

La particularité de la France, c’est qu’elle est le seul pays qui a sauvé autant de juifs: 75% des juifs français, c’est-à-dire 230’000, ont eu la vie sauve. À partir de 1940, la majorité de ceux qui ont porté secours aux juifs n’étaient pas des juifs. Le nombre des catholiques religieux est particulièrement important, ce qui m’amène à dire qu’il faut revoir cette contribution du monde catholique religieux au sauvetage des juifs. (cath.ch/imedia/at/rz)

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