L'une des abbesses les plus puissantes du monde a régné à Fontevraud

Entre Paris et Nantes se trouve l’abbaye de Fontevraud. C’est ici que régnait autrefois une des plus puissantes abbesses du monde. Les moines et les rois l’écoutaient. Elle ne dépendait que du pape. Retour sur une étonnante aventure avec l’historienne Annalena Müller.

Raphael Rauch, kath.ch / traduction et adaptation Maurice Page

Les recherches d’histoire médiévale trouvent parfois un écho surprenant dans la réalité contemporaine. A l’heure où l’on parle beaucoup de la place des femmes en Eglise, apprendre que des abbesses de monastères ont joué un rôle décisif non seulement au plan spirituel mais aussi matériel et politique est captivant. Leur histoire montre que le pouvoir de gouvernement peut être distinct du pouvoir sacerdotal.

Pour votre thèse de doctorat, vous avez passé des années à faire des recherches sur l’abbaye et l’ordre de Fontevraud en pays de Loire.
Annalena Müller
: Je suis tombée dessus par hasard. Fontevraud constitue un paradoxe: l’ordre est connu des historiens et pourtant inconnu. L’abbaye est considérée comme une exception supposée dans le monde monastique médiéval: à savoir, comme une fondation où les femmes dirigeaient et où les hommes servaient.

«Il y avait de nombreux monastères de femmes nobles où les hommes servaient les femmes.»

Qu’est-ce qui était inconnu?
Quelle était la dimension de l’ordre et le pouvoir des abbesses. Contrairement à la croyance largement répandue, il y avait de nombreux monastères nobles de femmes où les hommes servaient comme prêtres et administrateurs. Mais nulle part ailleurs les abbesses n’avaient autant de pouvoir qu’à Fontevraud.

L’église abbatiale de Fontevraud est un joyau de l’architecture romane | wikimedia commons Jean-Christophe Benoist CC-BY-SA-3.0

Quelle était la puissance des abbesses de Fontevraud?
L’abbesse était à la tête d’un ordre indépendant et exempt. Elle était donc directement subordonnée au pape. À la fin du Moyen-Âge, l’ordre comptait près de 80 prieurés répartis dans l’ouest de la France. En outre, Fontevraud possédait des biens séculiers exceptionnellement étendus – c’est-à-dire de nombreuses terres, forêts, pâturages, moulins, ponts ainsi que des droits de douane et des droits de seigneurie sur les terres et les personnes.

«7’000 pages de listes de seigneuries et de possessions».

Comment le sait-on aussi exactement?
De nombreux documents médiévaux témoignent, notamment des efforts fructueux de la première abbesse, Pétronille de Chemillé (†1149), pour créer des seigneuries cohérentes à partir de ses propres domaines, par exemple en rachetant des biens voisins.

Les listes des domaines monastiques du XVIIe siècle en fournissent toutefois le meilleur aperçu. Jean Lardier, archiviste de Fontevraud, a passé plusieurs années à cataloguer et à enregistrer les innombrables biens de l’ordre. Le résultat a été sept classeurs avec un total de plus de 7’000 pages. Ce chiffre donne une idée de l’étendue des possessions.

À quel moment l’abbesse de Fontevraud a-t-elle eu le plus de pouvoir?
Au Moyen-Age, le roi était faible et dépendant de ses alliés. Cela a souvent été le cas dans l’histoire française. Aux XIIe et XIIIe siècles, Fontevraud a bénéficié de la rivalité de la couronne française avec la maison des Plantagenêts. Tous deux ont courtisé Fontevraud.

«Fontevraud était particulièrement puissant sous les abbesses Bourbon.»

Fontevraud était particulièrement puissante aussi sous les abbesses issues des Bourbon qui ont administré l’ordre entre 1491 et 1670. Elles dirigèrent le vaste réseau de l’ordre dans l’époque sanglante des guerres de religion en France de 1562 à 1598. Elles veillèrent à ce que leurs territoires demeurent catholiques.

Trois abbesses de Fontrevraud au XVIe siècle, Bibliothèque nationale de France

Fontevraud et son abbesse étaient alors un centre de pouvoir dans la politique française?
La Réforme avait eu du succès dans l’ouest et le sud-ouest de la France. Les rois Valois, de plus en plus faibles, dépendaient d’alliés loyaux sur le terrain. Et Fontevraud a été un allié local très central pendant et après les guerres de religion. Les abbesses veillaient à ce que leurs territoires restent fidèles au roi, ou le redeviennent.

Dans quelle mesure Fontevraud est-il représentatif du pouvoir des femmes dans les monastères?
Il y avait en Europe de nombreux monastères de femmes nobles qui fonctionnaient de manière similaire: Notre Dame de Soissons en Picardie, le Fraumünster de Zurich, Las Huelgas de Burgos en Espagne, Essen et Quedlinburg, en Allemagne, pour ne citer que quelques exemples. Il était courant au Moyen-Âge que les monastères de femmes exercent un pouvoir spirituel et temporel étendu. Mais le pouvoir que l’abbesse de Fontevraud exerçait concrètement était tout à fait particulier, voire unique.

«Les moines-prêtres qui se mettaient au service d’un monastère de femmes étaient rémunérés pour leurs services»

Vous expliquez qu’il y avait une société à trois classes à Fontevraud: les moniales de chœur qui ne faisaient que prier; les religieuses converses qui s’occupaient de l’abbaye et des malades, et des hommes qui renforçaient le monastère en tant que moines et prêtres.
Ce n’est pas inhabituel pour un monastère noble. Les soeurs de choeur venaient de la noblesse, les soeurs converses étaient recrutées dans d’autres classes. Souvent, elles n’avaient pas à payer de dot – ou seulement une dot réduite. Elle contribuaient à leur entretien grâce à leurs services.
Le fait qu’il y ait eu des hommes à Fontevraud n’est pas non plus inhabituel en soi. Chaque monastère de femmes devait trouver des moyens d’assurer la pastorale de la communauté – c’est encore le cas aujourd’hui. Les monastères riches et nobles, en particulier, pouvaient même engager et payer des communautés entières de chanoines.

Le cloître de l’Abbaye de Fontevraud | © Annalena Müller

Tout un groupe de prêtres a alors servi l’abbesse et ses compagnes?
C’était surtout le cas dans les villes, où il y avait généralement plusieurs communautés monastiques. Les prêtres, ou plutôt les moines-prêtres, qui se mettaient au service d’un monastère de femmes étaient également rémunérés pour leurs services. A Fontevraud, où l’abbaye et les prieurés étaient plutôt ruraux, les hommes étaient directement intégrés à l’ordre – ils étaient les prêtres-moines des moniales. La situation était d’ailleurs similaire dans de nombreux monastères impériaux. Buchau en Haute-Souabe en serait un exemple.

Les catholiques réformateurs demandent la séparation du pouvoir de gouvernement et du pouvoir sacerdotal lié à l’ordination. Dans quelle mesure Fontevraud pourrait-elle être un modèle?
A l’époque, il était possible pour des personnes non consacrées, aussi des femmes, d’occuper des fonctions de direction dans l’Église. Ainsi, l’abbesse de Fontevraud, comme beaucoup d’autres, nommait des prêtres pour les paroisses qui étaient sous la juridiction de son monastère, c’est-à-dire sur lesquelles elle avait le droit de patronage. L’ordination du prêtre nommé était alors prise en charge par l’évêque local.

«Au Moyen-Age, dans les couvents, les femmes jouissaient d’une grande liberté créative»

Aujourd’hui, l’ancienne abbaye de Fontevraud est un musée.
Comme tous les monastères français, Fontevraud a été dissoute pendant la Révolution. La refondation au début du XIXe siècle n’a pas réussi. Aujourd’hui, l’ancienne abbaye de Fontevraud est un musée mais son architecture est toujours très impressionnante.

Vous avez été consultante pour l’exposition «Nonnes. Des femmes fortes au Moyen Âge» au Musée national suisse de Zurich en 2020. Que peut-on en retenir?
Il était surprenant d’apprendre à quel point au Moyen Âge, les femmes dans les couvents jouissaient d’une grande liberté créative. Le rôle des abbesses européennes contraste fortement avec l’image que nous avons habituellement des femmes au Moyen Âge. Une image généralement beaucoup plus négative que la réalité historique, qui, au moins pour les femmes de l’aristocratie, laissait beaucoup de place au pouvoir et à la formation. (cath.ch/kath.ch/mp)

Annalena Müller poursuit ses recherches à l’Université de Fribourg | DR

Annalena Müller
L’historienne, Annalena Müller (38 ans) effectue des recherches à l’Université de Fribourg dans le cadre d’une bourse Ambizione du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Elle est spécialistes en matière d’histoire des genres dans les monastères et a été consultante pour l’exposition «Nonnes. Des femmes fortes au Moyen Âge» au Musée national suisse de Zurich en 2020. Sa monographie «From the Cloister to the State – Fontevraud and the Making of Bourbon France» sera publiée cette année. RR

L’abbaye royale Notre-Dame de Fontevraud  
L’abbaye royale Notre-Dame de Fontevraud  a été fondée en 1101 par Robert d’Arbrissel. Elle  située, près de Saumur en Anjou (actuel Maine-et-Loire). Site de 13 ha établi à la frontière angevine du Poitou et de la Touraine, elle est l’une des plus grandes cités monastiques d’Europe. L’abbaye est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis l’an 2000. MP

Rédaction

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